Deux façons d’être juif dans la mode

© Susie Vickery – from « On The Melancholy of Tailors » series – www.susievickery.com

L’ÈRE ASHKÉNAZE

L’arrivée des Juifs d’Europe de l’Est à Paris à la fin du XIXe siècle coïncide avec un premier essor de la confection. Depuis la grande « découverte » (d’après les mesures des soldats pour les uniformes) que les tailles humaines se ressemblent et que l’on peut fabriquer les vêtements à l’avance pour les corps anonymes, la confection de vêtements en série s’organise, d’abord pour les hommes, ensuite pour les femmes. Une nouvelle mode de production et une division de travail par la sous-traitance et les petits ateliers va permettre à maints groupes d’immigrés d’investir cette petite industrie. Elle a besoin d’une main-d’œuvre flexible; les immigrés ont besoin de travailler rapidement; les seuils d’entrée en capital et en savoir-faire sont relativement bas, et le recrutement se fait à travers des réseaux de compatriotes. On peut travailler entre soi, dans sa langue, chômant ensemble au moment des fêtes. Des vagues d’immi- grés successives vont s’y mettre1.

Dans les années 1840, environ 40 % des tailleurs parisiens étaient déjà étrangers, originaires d’Allemagne, de Hongrie et de Pologne, bien que la plu- part de leurs ouvrières fussent françaises2 . À la fin du XIXe siècle l’essor d’une mode de vêtements de sport féminins (l’automobile, la bicyclette) et une certaine masculinisation de la mode féminine vont lancer la confection en série pour dames au même moment que des immigrés arrivent de Russie, de Hongrie, de Bohême Moravie ou d’Allemagne. Les Juifs russes, les Allemands, les Hongrois et les Suédois constituent environ 80 % de la main-d’œuvre dans le secteur de la fourrure3 , tandis que la casquette à la russe (plate) fait fureur, importée par des juifs russes 4.

Modes importées comme modes parisiennes seront
fabriquées grâce aux immigrés.

Les Juifs russo-polonais commencent à arriver à par- tir des années 1880, et, selon le guide Speiser publié en yiddish en 1910, quelque 8860 Juifs étaient employés dans la confection parisienne, soit presque 30 % du total des travailleurs juifs de la capitale 5 . Les Juifs russes n’étaient pourtant pas les seuls Juifs du métier. Après la Grande Guerre, des Juifs polo- nais, des Juifs turcs ayant quitté les ruines de l’Em- pire ottoman 6 , et des Arméniens rescapés du génocide se joignent aux autres travailleurs de l’aiguille à Paris. Ils vivent et travaillent souvent dans le même quartier, à Belleville. Dans l’entre-deux-guerres, on estime que 70 % des ouvriers du vêtement sont des juifs polonais et russes 7.

Or, la Deuxième guerre mondiale a un effet dévastateur sur l’industrie. Pénurie des moyens, concentration économique imposée par le régime de Vichy, et aryanisation des maisons juives vont décimer ce secteur. Il est impossible d’évaluer précisément l’impact de la Solution finale sur la main-d’œuvre juive de la confection, mais Joseph Klatzmann estima que peut-être la moitié au moins des travailleurs à domicile juifs avaient été déportés8. En même temps, le caractère décentralisé et informel de la confection permis pour certains des possibilités de travail clandestin à domicile.

L’ÈRE SÉFARADE

En 1946, les Juifs représentaient encore 60 % des ouvriers de sexe masculin de la confection parisienne selon Klatzmann. L’historien des Juifs de Paris Michel Roblin, quant à lui, considéra, au début des années 1950, que 40 % des personnes de l’annuaire téléphonique de Paris regroupées sous la catégorie « confection » étaient juives. Ce taux mon- tait à 60 % pour les seuls casquettiers 9 .

Avec la décolonisation des années 1950 et du début des années 1960, c’est au tour des Juifs d’Afrique du Nord, surtout tunisiens et marocains, de venir dans les ateliers, comme les Juifs turcs avant eux, en passant d’abord par la vente comme représentants grossistes ou en écoulant des vêtements sur les marchés avant de se mettre à la fabrication. Leur « génie commercial » 10 va imposer de nouvelles façons de faire. L’ère ashkénaze et l’ère séfarade ne se définissent pas seulement par une histoire d’origines. La méthode d’entrée dans le secteur et la spécialisation de la mode changent aussi. Devant la forte croissance économique des années 1960 mais aussi de l’essor du vêtement de loisir, la première période de confection pour dames ashkénazes va céder devant le sportswear séfarade, créant également un nouvel appel à une main-d’œuvre peu chère.

Un délégué de la section du Sentier de la Fédération des Juifs de France estimait au milieu des années 1980 que quelque 800 des 1200 firmes du quartier étaient juives, parmi lesquelles 90 % appartenaient aux Juifs d’Afrique du nord (60 % de Tunisie, 20 % du Maroc, 10 % d’Algérie), et 10 % aux Juifs d’Europe de l’Est 11. La génération des Ashkénazes prend la retraite et perd son ancienne proéminence, non sans quelques tensions. (De même, la communauté arménienne se renouvelle au milieu des années 1970, quand d’autres Arméniens arrivent de Turquie, du Liban et d’Iran.) Et, au gré des événements géopolitiques, Serbes de Yougoslavie, Kurdes de Turquie, Chinois venus de l’Asie du Sud- Est puis de Wenzhou suivent le chemin tracé par les Juifs du Sentier, quartier étendu au fil des époques et des immigrations à Belleville, à la rue Popincourt, à Issy-les-Moulineaux ou à Chinatown et Aubervilliers aujourd’hui.

Si l’ère ashkénaze était celui des manteaux puis des petites robes pour femmes, l’ère séfarade est celui du sportswear. Et si Popeck, un précurseur du stand-up, a proposé un récent spectacle intitulé « Même pas mort », le film à succès La vérité si je mens montre que les blagues sur le tailleur juif ne sont pas mortes non plus. Mais elles se transforment. Comme la mode.

1. Nancy L. Green, Les travailleurs immigrés juifs à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1985; Green, Du Sentier à la 7e Avenue: La Confection et les immigrés, Paris-New York 1880-1980, Paris, Seuil, 1998; Solange Montagné-Villette, Le Sentier, Un espace ambigu, Paris, Masson, 1990; Maurizio Lazzarato, Yann Moulier-Boutang, Antonio Negri, et Giancarlo Santilli, Des entreprises pas comme les autres : Benneton en Italie, le Sentier à Paris, Paris, Publisud, 1993.
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2. Louis Chevalier, La formation de la population parisienne au XIXe siècle, INED – Travaux et documents X, Paris : PUF, 1950, p. 182; François Faraut, Histoire de la Belle Jardinière, Paris, Belin, 1987, p. 28-29.
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3. Pierre du Maroussem, La Petite industrie (salaires et durée du travail), vol. 2, Le Vêtement à Paris, Paris, Imprimerie nationale, 1896, p. 702.
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4. Maurice Lauzel, Ouvriers juifs de Paris : Les casquettiers, Paris, Edouard Cornély et Cie., 1912.
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5. Wolf Speiser, Kalendar, Paris, s.éd., 1910, p. 78-80.
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6. Annie Benveniste, Le Bosphore à la Roquette: La communauté judéo- espagnole à Paris, 1914- 1940, Paris, L’Harmattan, 1989.
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7. Passages, décembre 1988.
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8. Joseph Klatzmann, Le travail à domicile dans l’industrie parisienne du vêtement, Paris, Armand Colin, 1957
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9. Klatzmann, p. 86, 81-82; Michel Roblin, Les Juifs de Paris, Paris : A. et J. Picard, 1952, p. 99-100.
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10. Maurizio Lazzarato, Antonio Negri, Giancarlo Santilli, « Immigration et succès économique: Les communautés du Sentier » in: Les Annales de la recherche urbaine, N° 49, 1990, pp. 68-76, 72.
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11. Or, l’INSEE a compté 2700 établissements dans le quartier en 1986. Nancy L. Green, et al., « Les quartiers parisiens de l’industrie de l’habillement et les relations pluri-ethniques », rapport, Ministère de la Culture (MIRE), 1987, p. 107.
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