La brisure depuis le 7 octobre est abyssale dans mon entourage. Même les moins attachés à Israël des Juifs que je fréquente ont été déchirés par le pogrom commis par le Hamas en Israël, et par ces dizaines d’otages dont l’idée même nous foudroie. Pour ceux qui ont un lien plus viscéral avec le pays, dont je suis, quelque chose s’est arraché à eux, entraînant d’autres déchirures, émotionnelles, intellectuelles, cognitives, morales. Nous en avons largement parlé dans Tenou’a, tout en nous astreignant à “penser malgré tout“.
Les derniers jours, j’ai lu plusieurs témoignages qui parlent de ça. “On se renferme sur nous-mêmes. On ne peut plus sortir et rire”, dit l’un. “Je ne m’attendais pas à un tel abandon. Nos bébés et nos enfants ne comptent pas ?”, demande l’autre. “Vous devriez voir la tête de ma psy. Je ne suis plus le même. Rien n’est plus pareil”, raconte encore celui-ci.
Nous avons tous entendu ces phrases, ou les avons pensées depuis l’automne. Et pourtant, ces trois-là viennent d’un article paru dans Libération la semaine dernière dans lequel témoignent des Palestiniens vivant en France.
La symétrie, l’identité des propos est si singulière qu’elle a saisi l’ethnologue que je suis resté depuis mes études et qui s’intéresse au ressenti autant qu’aux faits, qui considère le ressenti comme un fait permettant de contribuer à lire le monde. Comment se fait-il, me suis-je demandé, que sans les prénoms, il soit impossible de savoir qui parle, depuis quel côté?
Il n’est évidemment pas ici question des gens qui, en ce moment, vivent sous les bombes ou menacés de famine ou de maladie à Gaza, ni de ceux qui vivent entre deux abris en Israël en attendant la prochaine roquette, le prochain missile, le prochain drone, le prochain attentat, ou le prochain coup de fil mortifère à propos de leurs enfants réservistes ou otages. On parle ici de tous ces autres, dont nous sommes, traumatisés de loin et qui vivons manifestement sur ce volet une expérience similaire, celle d’une immense solitude.
Combien de Juifs en France ou en Amérique ont ressenti cette incompréhension absolue en entendant des Palestiniens ou leurs soutiens se plaindre que tout le monde oubliait les Palestiniens, qu’on ne parlait que des Juifs ou des Israéliens? quand nous avions exactement le sentiment inverse, l’impression que toutes les opinions publiques prenaient fait et cause pour les Palestiniens voire pour le Hamas et dénigraient Israël et ses habitants.
Dans le podcast Weekly de Haaretz, la journaliste arabe-israélienne Sheren Falah Saab, qui couvre le conflit côté gazaoui (sans toutefois pouvoir être sur place), qui a perdu des proches des deux côtés, parle de la difficulté d’être une Arabe qui écrit en hébreu pour des lecteurs israéliens dans un pays dans lequel “parler des morts à Gaza est tabou”. Dans son discours, on sent bien que côté gazaoui non plus, l’heure n’est pas à s’interroger et encore moins à compatir avec les morts israéliens. Pourquoi? parce que, remarque-t-elle, de part et d’autre, on répugne à imaginer qu’il existe des innocents de l’autre côté.
Que, sur place, le silence et l’enfermement soient de mise, cela s’entend. Mais comment expliquer que chez nous se côtoient des chambres stériles, farouchement imperméables les unes aux autres, qui revendiquent et dénoncent la même chose en même temps, l’une contre l’autre? Après les attaques du 7 octobre, on a entendu beaucoup de Juifs, dans nos colonnes notamment, dénoncer l’odieux silence qui nous entourait, le mutisme de ceux que nous croyions jusqu’alors nos amis et qui désormais murmuraient sur notre passage ou se taisaient. Et dans la bouche de Zineb dans Libération, je lis: “Tout est différent ces dernières semaines, il y a une gêne. (…) Des silences et des chuchotements. Ils sont rares ceux qui osent évoquer le sujet avec moi. Ils ont peur de quoi?». J’aurais pu dire ces mots depuis le 7 octobre, beaucoup de mes amis et collègues juifs auraient pu les dire, mais c’est Zineb, médecin née à Gaza et vivant en France depuis l’enfance, qui les porte, pour parler de sa situation à elle.
Cette symétrie si frappante interroge: que s’est-il passé avec la découverte des horreurs et de l’ampleur du 7 octobre dans la tête des Juifs, malgré le soutien sans équivoque de tant de nations, malgré les messages de solidarité, pour qu’ils se sentent si seuls, pour qu’ils se sentent si démunis, pour qu’ils aient le sentiment que nul autre ne pouvait comprendre? Que se passe-t-il dans la tête des Palestiniens de la diaspora depuis l’offensive israélienne à Gaza, pour qu’ils aient ce sentiment, malgré les innombrables marches, les alliances les plus inattendues, les résolutions de l’ONU, pour qu’ils ressentent un tel abandon, comme si le monde préférait ne pas les voir?
Comment peut-on à la fois demander à reconnaître l’absolue singularité de notre événement et demander par ailleurs que l’événement de l’autre soit contextualisé? Simplement parce qu’il est impossible de ne pas faire les deux. On ne peut pas lire le 7 octobre sans comprendre ce qu’est l’histoire de Gaza depuis des années (et pas uniquement du fait des Israéliens, au demeurant), et on ne peut pas non plus feindre d’ignorer que le 7 octobre constitue en soi un événement carnassier unique et terrible, de ceux qui écrivent l’Histoire par leur inédit, ignoble, forcément. L’assaut contre Gaza, lui, s’inscrit dans une réponse légitime aux atrocités du 7 octobre et écrit en même temps une singularité meurtrière atroce et inouïe menée précisément par le même gouvernement d’extrême droite que nous combattions jusqu’au 6 octobre.
Je ne suis pas psy mais journaliste et ethnologue, je ne peux pas expliquer ce qui se passe dans la tête des gens, juste constater leur ressenti et le considérer légitime a priori.
Le pogrom du 7 octobre, les otages (plus d’une centaine, dont des enfants, sont toujours, morts ou vivants, aux mains de leurs geôliers), ce qu’on a qualifié, à juste titre, de pire massacre de Juifs depuis la Shoah et qui, en plus, a été commis sur le sol de l’État des Juifs, bien sûr que cela sidère, qu’il ne peut y avoir aucune réaction satisfaisante de l’autre (sauf peut-être s’il est plus royaliste que le roi), bien sûr que c’est une épreuve si singulière qu’on se retrouve seul face à elle, sans repère.
Le pire tapis de bombes de l’histoire de Gaza, la destruction de milliers de bâtiments engloutis avec ceux qui se trouvaient là, la famine, l’absence d’eau potable, de soins, les combats urbains dans le tissu dense de Gaza, les milliers d’enfants morts à Gaza, les dizaines de milliers de blessés et de mutilés, les épidémies qui sournoisent, l’absence totale de safe zone même pour les familles, bien sûr que cela pétrifie, qu’il ne peut y avoir aucune réaction satisfaisante, que c’est une épreuve si singulière qu’on se retrouve seul face à elle, sans repère.
Ce à quoi nous assistons, c’est à deux immenses solitudes. Et ne nous trompons pas, être soutenu côté juif par l’extrême droite islamophobe et côté palestinien par les sociopathes et les antisémites les plus variés n’amoindrit en rien ces solitudes, cela les creuse encore.
Le 7 octobre d’abord, à Gaza depuis, du moins pour ceux qui vivent sur place, a été atteint le point de l’impardonnable, de l’irréparable, de l’irréconciliable. Alors que reste-t-il quand on ne peut plus réparer? Mener la guerre jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’un des deux disparaisse? C’est ce dont rêvent le Hamas, le Jihad islamique, le Hezbollah, les Houtis, et aussi l’extrême droite messianiste israélienne. Mais cela n’arrivera pas, parce que ça n’arrive jamais.
Ailleurs dans l’histoire du monde, il y a eu des moments où une telle solitude s’est saisie de populations. Et pourtant ces pays existent toujours, dans des paix imparfaites mais ambitieuses, souvent grâce à des commissions de vérité et de réconciliation, des lieux dans lesquels chacun, qu’il soit perçu comme coupable ou comme victime, et sans jamais dédouaner les meurtriers, peut être entendu, expliquer, obtenir reconnaissance ou reconnaître et, du moins symboliquement, être réparé ou réparer. Cela s’est passé ou se passe au Burundi, en Afrique du Sud, au Canada, au Pérou, cela est appelé à advenir en Irlande du Nord, au Chili, en Australie. Quand Nelson Rolihlahla Mandela a entrepris de créer une instance de justice réparatrice en Afrique du Sud, il n’était même pas encore sorti de prison. En négociation avec le gouvernement d’apartheid de Frederik de Klerk, il venait de comprendre que les Blancs afrikaners non plus n’avaient pas d’autre lieu où aller et qu’il faudrait bien vivre sinon ensemble, du moins avec.
J’ignore si on verra un jour une modalité de justice réparatrice en Israël et en Palestine. Je n’ai aucun doute qu’il est trop tôt, pour chacun, pour même imaginer ceci. Je me sens seul, très seul, et j’observe la solitude symétrique de la diaspora palestinienne. Peut-être est-ce sur cela que nous nous trouverons un jour: une volonté, pour dépasser nos immenses solitudes, de nous approcher en parlant, en disant notre chagrin, notre colère, notre blessure purulente, en témoignant, en écoutant, en acceptant nos histoires, nos narratifs, nos altérités, nos irréconciliables et, aussi, notre inévitable communauté.