Par ce titre en forme de boutade, je voudrais aborder, en partant de la question du poil et du cheveu dans le discours religieux, la question de la féminité de Dieu, ou plus précisément celle de son être au-delà de la différence sexuelle.
Je vais partir d’une idée, que les cheveux et les poils sont un point clé de la différence perçue entre l’homme et la femme. Traditionnellement, la barbe est un attribut de puissance, de virilité, et l’interdiction faite aux hommes de se raser dans le judaïsme est interprétée comme motivée par la volonté de dissemblance entre l’homme et la femme. Les cheveux sont un attribut féminin, associé à la séduction, et dont la pudeur commanderait à la femme juive mariée de les cacher.
Mais si la pilosité et la chevelure sont dans ces exemples de l’ordre du visible de la différence entre homme et femme, ils sont dans d’autres circonstances des marques d’un indicible qui transcende l’opposition masculin/féminin. La représentation de la pilosité du sexe féminin dans L’origine du monde de Courbet fait référence au mystère de l’origine.
Quel lien entre l’origine et la différence sexuelle ? Le rabbin Delphine Horvilleur le souligne régulièrement : la Genèse présente Adam comme une créature non séparée, dont Dieu extrait la femme à partir de son côté (tsela), le rendant alors homme, et l’opposant de ce fait à la femme. La différence sexuelle serait alors l’effet d’une séparation à partir d’un originaire non séparé. La psychanalyse permet d’éclairer la façon dont ces deux logiques coexistent, celle de la séparation entre les sexes et celle de son dépassement. Là où la religion approche cet autre lieu par la question de l’originaire, la psychanalyse l’aborde par un au-delà du langage.
Freud théorise la bisexualité psychique, et le moment de bascule où l’enfant perçoit la différence des sexes et s’identifie alors du côté homme ou du côté femme. Le petit garçon du mythe œdipien, confronté à la vision de la nudité de la fille, se demande pourquoi elle n’a pas de pénis et élabore alors des théories pour expliquer ce qu’il comprend comme un manque. Dans cette logique, il s’agit d’avoir ou de ne pas avoir, la question d’un sexe qui serait autre ne se pose pas. On retrouve ordinairement cette logique binaire, qui est celle du registre du visible, à propos des cheveux : on sait combien les enfants sont prompts à décider du genre en fonction de la longueur des cheveux.
L’approche de Lacan peut nous permettre de dépasser la question du visible. Si l’on reprend le petit garçon du mythe œdipien, il est déjà entré dans le langage, et ce que l’on nomme sa « perception » de la différence des sexes n’est pas naturelle mais relève de la logique du langage, fondé sur des oppositions symboliques, binaires : homme/femme, pénis/pas pénis. Elle laisse ainsi de côté la complexité réelle, la présence d’un organe autre chez la petite fille et pas seulement d’une absence d’organe, étant balayée par la nécessité de fonder des oppositions qui structurent la réalité en la divisant. Le petit garçon, par sa perception orientée, reste au seuil du visible : ce qu’il y a à l’intérieur du corps de la petite fille, ce qu’il ne voit pas, est écarté.
Mais ce qui est mis là de côté pour les besoins du symbolique ne disparaît pas pour autant de sa réalité. Lacan développe l’idée que les rapports entre les sexes ne s’organisent pas qu’autour de la présence ou de l’absence de l’organe, de l’avoir ou ne pas avoir, qui condamnerait la femme à jouir de l’absence de l’objet et à souffrir d’une « envie de pénis », selon les termes de Freud, indépassable. À partir de son travail sur les mystiques, Lacan introduit l’idée d’un autre type de rapport entre les sexes. Au-delà de la répartition complémentaire autour de la question du phallus, de la présence ou de l’absence, il introduit un autre type de jouissance, qui serait supplémentaire. Impliquant l’être tout entier, se détachant du plaisir d’organe, il l’appelle la jouissance féminine. C’est alors un autre sens du mot féminin, qui n’a plus rien à voir avec la complémentarité avec le masculin, avec l’opposition entre avoir et ne pas avoir. En ce sens, le féminin, selon Lacan, ne serait plus l’opposé du masculin, la marque de l’absence de l’organe comme dans la vision du petit enfant, mais serait le lieu de l’accès possible à l’altérité, propre à l’homme comme à la femme, au-delà du phallus. L’effort de Lacan n’est pas sans échos avec la déconstruction opérée par les études de genre, mettant au jour la possibilité d’un rapport à une altérité non orientée par cette binarité : homme ou femme.
Le judaïsme intègre de longue date une ambivalence autour du sexe : la nécessité de séparer l’homme et la femme comme prescription première, et à côté de ça, une plasticité du masculin et du féminin, qui changent de place en fonction du contexte ; on trouve dans les textes religieux une vision féminine de certaines tâches attribuées aux hommes, comme la prière, dans laquelle celui qui prie est en position féminine par rapport à Dieu.
La question du poil et du cheveu intègre deux rapports au monde : dans le registre du visible, un homme porte la barbe, c’est la marque de sa masculinité, de sa puissance, une femme se cache les cheveux, c’est une marque de sa féminité, de sa pudeur ; mais parallèlement, il y a une autre logique, qui coexiste avec cette logique-là au sein même des textes religieux. Pour les kabbalistes, la barbe de l’homme contient une signification transcendante, un lien à Dieu, d’où procède l’interdiction d’en couper un seul poil, c’est-à-dire l’interdiction de produire une séparation. On perçoit là la question d’un au-delà de la question humaine de la différence sexuelle. La barbe de l’homme serait ainsi parallèlement une marque du féminin au sens de Lacan, ouvrant à une connaissance autre, mystique.
Pour Lacan, Dieu a deux faces, une masculine, celle de l’interdiction, et une féminine, celle de l’au-delà du symbolique. Dieu porterait-il, comme l’homme contemporain, le hipster, la barbe et les cheveux longs ? Contrairement au christianisme qui représente un Dieu homme, barbu, ayant séparé la femme en la figure de Marie aux longs cheveux, le judaïsme interdit la représentation de Dieu. Serait-ce pour dire que Dieu n’habite pas le registre du visible, autrement dit, celui de la perception de la différence sexuelle ? Chagall représente Dieu par ses mains, lieu commun à l’homme et à la femme, où la distinction entre les deux perd de son sens.