« Les étés d’autrefois brûlent dans les bouteilles d’Yquem et les couchants des années rougissent le Gruaud-Larose. »
François Mauriac, Le Baiser au lépreux
Au Cinquième Livre de Rabelais, la prêtresse de la Dive Bouteille est nommée Bacbuc, « bouteille » en hébreu – langue que cet auteur avait apprise, comme beaucoup d’humanistes, sans doute en autodidacte. On a pu penser que la joie avec laquelle il entrelace son robuste français de mots hébreux, notamment après un voyage à Rome d’où il évoque dans une lettre la persécution des marranes, est liée à son rejet de l’intolérance papale (politique antifrançaise de Jules iii, condamnation du Talmud et autodafés…). En tout cas, sa riante prêtresse, celle qui ordonne à Panurge de boire (Trinch, dit l’oracle, « trinque ») cite, non sans sourire, Ezéchiel qui mangea un livre et en « fut clerc jusques aux dents : présentement vous en boirez un et serez clerc jusques au foie ».
L’épisode de Bacbuc viendrait d’un texte judéo-provençal réédité en 1552, soit au moment où Rabelais mettait la dernière main à sa propre épopée drolatique, et peu de temps avant sa mort – ouvrage carnavalesque et pseudo-prophétique, destiné à être lu lors des festivités de Pourim : ce Sefer ha-Bacbuc est un livre obscur, chaotique, où se joue toute une mystique du vin et de l’irrévérence grotesque1 . Tel le vin vieux, il nous parle d’un monde ancien mais qui vit encore, qui palpite partout où, trinquant à la vie, de « bons couillaux et beaux cornemuseurs hébraïques » savent goûter aux fruits quintessenciés de la terre et des arbres.
Car l’ivresse, c’est la rédemption, célébrée par excellence à Pourim, mais aussi, autour de quatre coupes (au moins), pendant la nuit de Pessah : l’alcool est bien de tous les rites, de tous les mystères du judaïsme, et Plutarque avait peut-être raison de penser que notre dieu au nom secret, cette divinité redoutable, tantôt cruelle et tantôt pacifique, si charnelle (« Car moi, YHVH ton Elohim, je suis un dieu passionné…2 ») et pourtant invisible, était le Dionysos des Grecs. Il écrit en effet d’une autre fête, de Souccot et de ses joyeuses agapes, qu’il s’agit d’une solennité bacchique, et que le « dieu adoré chez les Juifs » n’est autre que le fils de Sémélé.
Et pourtant, il semble parfois qu’on oublie de l’honorer, ce dieu des enivrés! Combien de fois n’ai-je pas entendu que les Juifs ne buvaient pas ?
Il est beaucoup de maximes douteuses comme celle-ci, qui, quoiqu’un certain conformisme juif puisse s’y reconnaître, n’en contredisent pas moins, en son essence, le judaïsme même – lequel n’est rien d’autre, après tout, que ce que les Juifs, tous les Juifs, aussi divers soient-ils, font. Tenez, par exemple, cette autre idée selon laquelle « les Juifs n’aiment pas les chiens » et réciproquement : de Tobie3 à Agnon qui voulait en faire le symbole de l’État d’Israël, de ceux qui ne remuèrent pas la langue contre nos ancêtres en Égypte jusqu’à Bobby qui, au stalag, aboyait de sympathie sur le passage de Levinas, du « chien fidèle » auquel on a parfois comparé Moïse4 jusqu’au chien-totem de Caleb, l’émissaire de Judah, de nos bergers d’ancêtres, dont la Mishna indique en passant qu’ils cassaient amicalement la croûte avec leurs corniauds5 , jusqu’aux bêtes de compagnie que les Juifs persécutés durent remettre aux autorités nazies quand celles-ci ne s’amusaient pas simplement à les mettre à mort (Cabaret), jusqu’aux chiens de toutes tailles et de toutes races enfin, avec lesquels ma génération, en France, en Amérique, en Israël et ailleurs, a grandi – la part des quelques superstitions et préjugés dictés par l’urgence du contexte, et celle de la réalité du sentiment juif dans toute sa variété, dans toute son ampleur, doit être faite. Il en va de même de l’alcool. « Les Juifs ne boivent pas », entend-on trop souvent. Vraiment ? Mais de quels Juifs parlez-vous ? Et est-ce à dire que la sobriété serait une valeur juive ? Mon expérience vaut ce qu’elle vaut mais il me semble que celle observée en effet dans certains milieux peut être corrélée à quatre choses, et disparaît quand aucune de ces quatre choses n’est présente. En vérité, elle ne dit rien du judaïsme, et très peu de l’être juif.
Il y a d’abord le cas particulier de celles qui, en milieu séfarade à tout le moins, ont parfois appris qu’une « fille bien » ne boit pas : le père de la « fille bien » peut, lui, se boire en paix ses trois anisettes apéritives, il n’est pas concerné par ce devoir de sobriété. Il en résulte bien sûr chez ces demoiselles un dégoût prude de l’alcool, qui peut se transmettre sans qu’aucune interdiction n’ait été explicitement formulée… Passons donc tout de suite à un autre cas, plus intéressant car lié à ce qu’on pourrait appeler un impératif de distinction : lorsqu’une famille juive vit dans un quartier, dans une ville, dans je ne sais quel coin de France où les Juifs sont une rareté, mais qu’elle veut d’une manière ou d’une autre persister à marquer sa différence, la sobriété (ou d’ailleurs le fait de ne pas prendre de chien!) est un outil commode. Les rejetons de ces familles laïques se retrouvent bien désemparés lorsque, perdus à New York, à San Francisco ou à Buenos Aires, on leur offre leur premier verre de schnaps ou de whisky à l’issue d’un office de Shabbat : les amis qu’ils s’imaginaient y rencontrer ne devaient-ils pas être, comme eux, des buveurs de Coca ?
Tout se passe comme si, n’étant pas soumis à l’impératif de se distinguer de leurs voisins par quelque trait profane, les Juifs plus religieux n’avaient pas à se forcer à une telle abstinence. A contrario, celle-ci constituerait, pour les Juifs assimilés dont je parle, une sorte de déplacement psychanalytique, comme la cynophobie donc, ou comme d’autres éléments folk-loriques n’ayant que peu de rapport avec le judaïsme – ou même avec la manière dont les Juifs ont majoritairement vécu jusqu’à récemment : l’envahissante mère juive et toute la mythologie de la famille totalitaire (dont on contraste bien trop facilement la « chaleur » et la « solidarité » avec la « froideur », le supposé égoïsme des parents non-juifs) ou l’hypocondrie. Pour le dire autrement, la sobriété judéo-laïque, quand elle existe, est une névrose.
Un peu similaire à ce cas, parfois d’ailleurs combiné à lui, il y a aussi l’espèce d’hygiénisme cartésien, quasi-religion (séculaire) dans quelques-unes de nos familles, cet impératif de « raison », à tous les sens du terme – la raison s’opposant au cœur, aux passions et à la mystique, comme celle des « gens raisonnables » – qui, substitué à l’hystérie ancestrale, ne peut que mener à une très sèche sobriété.
Je note enfin, sans pouvoir complètement me l’expliquer, qu’en Amérique, plus une synagogue est libérale (politiquement et/ou religieusement), moins les chances sont hautes pour que de l’alcool se trouve sur le buffet du kiddoush. Inversement, le meilleur kiddoush de l’Upper West Side de Manhattan est connu pour être celui d’un shtibl de rite sfard (hassidique), où les harengs les plus délicats et un tcholent de toute beauté côtoient, en une mêlée chatoyante, les meilleurs scotchs et autres whiskys japonais. Mièvrerie d’un côté, carnalité de l’autre ? Reste qu’à chaque foi l’abstème, qu’il vive ou non sa sobriété comme juive, agit pour des motifs bien extérieurs à la tradition d’Israël.
Le vin – qui, de tous les fruits, est le seul à posséder sa propre bénédiction rituelle – est, comme le dit si joliment le livre des Juges, l’être qui « réjouit les dieux et les hommes »6 – et ce, depuis qu’il existe des hommes et des dieux. Il n’est ainsi pas anodin que la Sulamite, elle-même fille de vignerons, compare en premier lieu les baisers de son amant à cette boisson : Qu’encore il m’abreuve de baisers de sa bouche !… Car meilleures sont tes caresses que vin…
Et il est tout naturel qu’on en ait aspergé l’autel des holocaustes et des shelamim 7 : à réjouir le dieu auquel étaient apportées ces offrandes… Si, du reste, d’autres libations existaient aussi, elles étaient le plus souvent alcoolisées : le shekhar 8 pourrait être une sorte de bière. Par la fermentation, le fruit se transcende, les limites imposées au terrestre s’annulent : l’alcool est tout bonnement théophanique.
À Pourim, s’enivrer est un commandement, et dans la confusion que cette ivresse doit amener, on ne distingue plus le bien du mal, Mardochée d’Haman : c’est la règle fameuse édictée par Rava selon le Talmud 9 . « Quand Elohim entreprit de façonner le ciel et la terre, la terre étant encore abîme, chaos et ténèbres sur la face de l’abysse, et le souffle de Elohim planant sur la face des eaux, Elohim dit : Que la lumière soit! Et la lumière fut. »10 Du chaos surgit la lumière. Quand il a bu, le Juif comprend combien les contraires s’enchevêtrent, il perçoit qu’Amalec, c’est aussi lui-même, il ôte le masque – tout en le revêtant, ainsi que le prescrit le bel usage du Ghetto de Venise aujourd’hui connu de tous : dialectique de l’artificiel et du sauvage, de l’indompté, de ce que l’on cache, et de ce qu’on révèle.
Le même Rava disait du vin (et des parfums) qu’il le rendait plus sage !11 Et le Zohar Hadash interprète le vin du Cantique des Cantiques comme une référence à la Sefira de Hessed, à la lumière primordiale, bonne et cachée12. De même, un midrash bien connu fait du fruit défendu une grappe de raisin : les hommes auraient consommé trop tôt peut-être, et sans mesure, de ce mets prophétique13. Reste qu’il est associé à la connaissance, à la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire du tout. La religion le rédime donc en le consacrant – et nous rédime tous ce faisant.
Le vin, c’est la vie, c’est la générosité, c’est la durée ininterrompue. Parce qu’il relie l’instant présent aux années écoulées, le vin est résurrection. Voilà pourquoi Thomas Mann fait dire à Hans Castorp, dans La Montagne magique, qu’il est « l’invention philanthropique d’un dieu auquel est liée la civilisation… Car ne dit-on pas que c’est grâce à l’art de planter la vigne et de presser le raisin que l’homme est sorti de son état de sauvagerie ? » Il ajoute même alors « que la civilisation n’est nullement affaire de raison et de clairvoyance ou d’élocution, mais bien plutôt d’enthousiasme, d’ivresse et de sentiment de délectation. » Dans le cliquetis des verres, dans le happement du gosier avide, se répète ainsi une histoire millénaire et se dit, chancelant, le sens même de notre humanité.
Pouvoir de révélation, de manifestation du (di)vin : le Shabbat anticipe sur les jours du Messie par le vin et les boissons fortes qu’on y boit en famille et entre amis, par les verres heurtés à la santé des participants, à la paix, à la vie. Plutarque notait déjà que « lorsqu’ils célèbrent ce sabbat, ils se convient d’une manière toute spéciale à boire et à s’enivrer. Si quelque obstacle majeur les en empêche, au moins sont-ils constamment dans l’usage de goûter du vin pur.14 » À cet égard, nous n’avons pas trop changé et c’est, ma foi, bien calomnier les Juifs que de prétendre qu’ils ne boivent pas.
1. Voyez en particulier l’article très éclairant de Marie-Luce Demonet, « Le nom de Bacbuc », dans le Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la Renaissance, 1992.
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2. Exode 20,4
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3. C’est le héros d’un apocryphe du iie siècle avant notre ère, qui ne nous est parvenu qu’en grec et, par fragments, en araméen, mais reflète à coup sûr l’opinion de la plus stricte orthodoxie d’alors. Il est resté très populaire dans le monde catholique.
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4. https://thelehrhaus.com/culture/loyal-as-a-dog-how-to-read-jewish-art/
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5. Mishnah, Hallah, I,8
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6. Juges, 9,13
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7. Voir Nombres, 15 & 27. Voir aussi Maïmonide, Mishné Torah, VIII,5,2
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8. Voir par exemple Nombres, 27
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9. Megillah, 7b.
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10. Genèse 1,1-3
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11. Yoma, 76b.
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12. Zohar Hadash, Shir haShirim, 460.
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13. Voir notamment Beréshit Rabba, 19,5
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14. Plutarque, Propos de table, IV, 6, 2. Les Anciens buvaient rarement le vin sans le couper, et ils le mélangeaient volontiers de miel et d’épices. Les Israélites n’échappaient pas à la règle et Plutarque fait probablement ici une légère erreur – à moins qu’il ne s’agisse de louer par l’exagération l’entrain de ces sectateurs orientaux de Dionysos !
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