Don’t you know that you’re toxic?

La revue des réseaux

« Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe. Comme nous sommes accoutumés, si ce n’est asservis, à recevoir chez nous l’énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d’y obtenir ou d’y recevoir ces variations ou oscillations très rapides dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile », écrivait Paul Valéry en 1928, dans La conquête de l’Ubiquité.

N’hésitez pas à partager votre veille avec nous, en m’écrivant à julia@tenoua.org

Quatre-vingt-quinze ans plus tard, les images affluent, comme prévu par le poète. Depuis le 7 octobre, les philosophes sont peu nombreux sur les réseaux sociaux – nouvelles armes d’une guerre d’un nouveau genre. Comment parler du traitement de cette guerre sur les réseaux, lieu de l’immédiat, pour une revue trimestrielle ? Que dire de cette production de discours « naissant et s’évanouissant au moindre geste, » presque à un swipe, quand la guerre à son propre temps, qui entremêle le quotidien, les faits de guerre, l’interminable attente du retour des otages, l’horizon lointain d’un dénouement ? Que retenir de ce don d’ubiquité quand nous sommes dans nos demeures, les yeux et le cœur ailleurs ? Le plus humblement possible, je vais essayer ici de vous livrer ma revue des réseaux.

Climax

Passé la sidération, le temps que la réflexion puisse retrouver timidement sa place, sur les réseaux, j’ai eu l’impression d’assister au climax d’enjeux montants depuis des années (contenus abrutissants, anonymat, fake news, gratuité, carences de régulation…). Ils sont toujours un miroir grossissant du monde, amplifiant sa violence, sa polarisation, mais là, ça sent un peu la défaite collective.

Don’t you know that you’re toxic ?

Depuis le 7 octobre, les réseaux sociaux ont permis la diffusion d’images qu’on ne va pas oublier. La guerre est plus proche, presque dans la poche. Ce qui est dérisoire, quand on vit ça de France, c’est d’assister à un autre drame, celui des discours qui affluent sur nos écrans. J’avais oublié à quel point Israël-Palestine est un sujet incandescent, à quel point il craque l’allumette et fait brûler le feu des fous des réseaux, sur le terrain sec décrit précédemment, ouvrant les vannes aux militants du dimanche et aux antisémites débridés.

Vu d’ici, un sentiment de malaise s’installe, quand des contenus légers jouxtent des images de guerre. Les influenceuses Camille et Justine par exemple, postaient des contenus sur Gaza, suivis d’une collab… pour un sextoy.

Dans ce climax de l’absurde, j’ai un sentiment d’incompréhension des plus naïfs, quand je vois la communauté LGBTQ+ soutenir la Palestine sans un mot pour les otages, ou en utilisant les mauvais termes (génocide, apartheid et autres mots tordus), attisant la haine dans une symétrie des attentions toute relative. Pourquoi sont-ils autant attachés à cette cause ? Pourquoi faut-il choisir son camp ? Julien Kojfer, découvert ces dernières semaines, s’interroge : Juif ou Queer faut-il choisir ? Hananya Naftali se pose la même question sur X, avec l’insolent mème Queer for Palestine / Chicken for KFC.

Dans ma bulle

Depuis le 7 octobre, tout a changé. Le rapport aux autres, au fil d’actualité que j’actualise compulsivement, comme pour vérifier que le monde ne va pas encore plus basculer, comme si tout tenait à ce fil ; quand pour d’autres il n’y a pas de si.

Dans ma bulle de filtre, où d’habitude, rien ne m’étonne (toujours cette histoire d’algorithme de recommandations pour maintenir sur l’interface), est entré l’antisémitisme, suivi de près par l’angoisse et la surprise. Dans ma bulle, il y a des féministes, des humoristes, des artistes, des potes, des gens que j’admire et d’autres que j’avais oubliés. Se sont révélés des militants insoupçonnés, le courage de certains et le mutisme d’autres (bye bye féministes que je suivais, rendez-vous à jamais). Cette période ouvre un terrain d’expression nouveau. J’ai fait la connaissance d’un bon paquet de commentateurs internationaux, dont je doute du bagage de terrain, plus nombreux à interpréter le conflit qu’à condamner publiquement l’antisémitisme qui se joue chez eux.

Prendre la parole

Il y a ceux qui ne savaient pas s’ils devaient s’exprimer ou pas, soutenir ou pas. Ceux qui ont pointé, via des comptes de name and shame, les arracheurs d’affiches d’otages. Il y a ceux, de confession juive, républicains, laïcs, qui ont ressenti le besoin de parler en tant que juifs. Genre d’instinct de survie dans la solitude. Certains ne l’avaient jamais fait. Je pense à mon ami Jérôme Ruskin, fondateur d’Usbek & Rica, qui est sorti de son silence monacal pour exprimer son urgence.

Il y a ceux qui ont pris la parole des autres. Qui ont parlé à leur place, en leur nom. Les « token ». Je pense au collectif Tsedek, voix juive décoloniale, « pour la fin de l’occupation en Israël-Palestine » qui s’exprime dans Konbini « en tant que », comme si leur voix était représentative de l’opinion majoritaire – ce qui est malhonnête et, point surprenant, souvent instrumentalisé.

Autre usage malhonnête étonnant dans cette guérilla de l’information : le nombre de discours individuels convoquant l’Histoire pour expliquer des mouvements à l’œuvre et légitimer le présent. Et plus on mobilise l’Histoire (ou des bribes choisies) pour lui faire dire ce dont on a besoin, plus c’est difficile d’avoir un passé commun pour penser la suite. Ce qui demeure ? Une impression d’être enfermés dans un présent explosif.

Ce sentiment d’être enfermé est pluriel. On se sent bien seul dans cette folie que nous exposent les réseaux sociaux. Un peu seuls-ensemble, essayant de se donner du courage, en s’envoyant des vidéos, des coups de gueule, de flip ou d’espoir. Quand l’émotion est forte, quand c’est tellement une blessure d’aller voir ce que disent les autres, on se désabonne, on ferme les écoutilles. « Lisez en dehors de votre zone de confort. Ne vous contentez pas de lire sur des gens qui vous ressemblent, qui pensent comme vous », prône Salman Rushdie. Et c’est sûrement encore plus fondamental aujourd’hui, si on veut avoir une chance de faire la paix.

Humour toujours ?

Si l’humour juif est l’un des derniers bastions de sa résilience, ces dernières semaines sur internet, il n’y avait pas grand monde pour rigoler. Même Marie-s’infiltre, infatigable de second degré, a changé de style. Dans une vidéo, elle retient ses larmes, raconte l’histoire de sa famille juive-arabe chassée de Tunisie parce que juive, sa peur à elle, nomme la haine et déconstruit les empathies à géométrie variable. Pour rire (jaune), il y avait Xavier Gorce et ses pingouins. Le 9 novembre, il croque : « Vous viendrez manifester contre l’antisémitisme ? Euh… ça dépend, y’aura des Juifs ? » Non moins corrosif, il y a Shahak Shapira, humoriste israélo-allemand découvert via son one man show sur Youtube, Baklavas From Gaza. Du stand up impertinent et intelligent quand on a « désespérément besoin de rire ». « Les meilleures sont les plus courtes », légende Joann Sfar pour son dessin « C’est la nouvelle blague juive : “Comment tu vas ? Haha.” »

L’art et le dessin pour dire

Quand on n’a plus les mots, on a l’art. Et ces temps-ci, on se roulerait bien dedans. Heureusement qu’on a Joann Sfar. Dessinateur devenu fact-checker, figure de proue d’un mouvement, dont le dessin “Haï, ça veut dire nous vivrons” devient symbole de manifestation. Ces dernières semaines, on a vécu la vie par procuration, un peu repliés sur nous-mêmes, rappelant le temps du confinement, l’art est un langage bienfaiteur pour répondre à la haine. On a vu des installations poétiques rendre visibles et honorer les otages à Amsterdam, à Tel Aviv, des dessins numériques transformer l’horreur des tags antisémites sur les façades parisiennes. La musique aussi, nous a soulagés, en témoigne le compte Instagram de Delphine Horvilleur.

Petite poucette numérique que je suis, je vous ai glissé quelques petits cailloux musicaux dans cette revue des réseaux, pierres d’humanité qui m’ont fait du bien dans cette obscurité. Les avez-vous repérés* ?

* Par ordre d’apparition : Britney Spears, Juliette Armanet, Diam’s, Eddy Mitchell et Jean-Jaques Goldman