Dora Bender – Quand des élèves s’emparent de l’histoire de la Shoah

DORA BENDER avait été confiée, comme ses frères Jacques et Jean et sa soeur Mina, à l’Union Générale des Israélites de France (UGIF) par ses parents. Le père, Josek Chaïm, est arrêté en mai 1941 au cours de la rafle du « billet vert » et transféré au camp de Pithiviers avant d’être déporté vers Auschwitz le 25 juin 1942 par le convoi n° 4. Il y meurt à l’âge de 41 ans. Jacques, Dora et Jean sont arrêtés en juillet 1944 au cours des rafles de la Gestapo dans les centres de l’UGIF à Paris et transférés à Drancy avec leur tante Tauba, ménagère au centre UGIF de Lamarck-Secrétan. Le 31 juillet 1944, Jacques, Dora et Jean sont déportés de Drancy-Bobigny par le convoi n° 77, l’un des derniers en direction d’Auschwitz-Birkenau. Ils font donc partie des dernières personnes à être déportées de France dans des wagons à bestiaux. Tous trois meurent à Auschwitz.*

© Mémorial de la Shoah/Coll. Serge Klarsfeld

DORA BENDER, 8 ANS
Née à Paris le 29 juillet 1936.
Arrêtée dans le centre UGIF de Lamarck-Secrétan à Paris.
Déportée de Drancy à Auschwitz le 31 juillet 1944 par le convoi n° 77.
Probablement morte dès son arrivée à Birkenau.

CONVOI N° 77
PARTI DE DRANCY LE 31 JUILLET 1944, ARRIVÉ À AUSCHWITZ LE 3 AOÛT 1944
1310 DÉPORTÉS DONT 324 ENFANTS
250 RESCAPÉS
La liste de ce convoi n’a pas été retrouvée mais a été reconstituée par le ministère des Prisonniers, déportés et réfugiés puis affinée par les FFDJF et les historiens. 291 hommes et 183 femmes sont séléctionnés pour le travail à l’arrivée. C’est le dernier « grand » convoi parti de Drancy. C’est Alois Brunner, bras droit d’Eichmann envoyé en France pour accélérer la déportation des Juifs, qui entreprendra de remplir les convois de déportés avec les enfants recueillis par l’UGIF. Dans le même convoi que Dora, Jean et Jacques Bender, on trouve aussi notamment le petit Alain Blumberg, né le 17 juillet 1944 dans le camp de Drancy, déporté dans une caisse en bois servant de berceau, à l’âge de 14 jours.

Sources : S. Klarsfeld, Mémorial de la Déportation des Juifs de France
et A. Doulut, S. Klarsfeld, S. Labeau, Mémorial des 3 943 rescapés juifs de France

ENTRETIEN AVEC GEORGES MAYER, FONDATEUR DE L’ASSOCIATION CONVOI 77

Vous avez fondé l’association Convoi 77, d’où vous est venu cet engagement ?
Je suis le fils d’un des survivants du Convoi 77. Mon père Alex Mayer avait 35 ans lorsqu’il a été arrêté par la Gestapo à Vichy, suite à une dénonciation et déporté à Auschwitz par le Convoi 77. Je suis né après la guerre. Mon père ne parlait que très rarement de sa déportation, mais la Shoah était présente, omniprésente même. Enfant, je me souviens des cris qu’il poussait souvent la nuit, lorsque les cauchemars le ramenaient au camp. Et puis, il y avait ce numéro tatoué sur son bras et cette distance qu’il mettait parfois entre lui et les autres comme pour se protéger… ou nous protéger. Ma conscience juive s’est d’abord développée « en négatif » compte tenu de ce qu’avait vécu mon père et d’un antisémitisme rampant que j’ai parfois ressenti enfant, à l’école ou dans mon quartier. C’est grâce aux Éclaireurs Israélites de France que j’ai pu prendre conscience de la richesse et de la profondeur de notre culture et plus je progressais dans cette voie, plus la Shoah devenait pour moi un évènement fondateur et incontournable. La décision que nous avons prise – ma femme et moi – il y a 35 ans de nous installer en Israël avec nos trois enfants se situait dans la suite logique de cette démarche de réflexion. J’ai toujours été préoccupé par la poursuite de la transmission de la mémoire de la Shoah et ce sentiment d’urgence s’est encore développé avec la disparition progressive des derniers témoins. Je suis par ailleurs convaincu que nous avons, nous, enfants de déportés, une responsabilité particulière dans la poursuite de la transmission. J’aurais le sentiment de manquer à mon plus élémentaire devoir si je m’y dérobais…

Quelles sont les spécificités du convoi 77 ?
Le convoi 77 est le dernier grand convoi ayant quitté Drancy pour Auschwitz, le 31 juillet 1944. Les Alliés – suite au débarquement du 6 juin – poursuivent leur progression et sont à 40 kilomètres de Paris. Il est clair que les Allemands ont perdu la guerre, l’attentat contre Hitler le 21 juillet (bien que manqué) ajoute encore à la confusion. Mais, pour Alois Brunner, commandant de Drancy, rien n’a changé, il souhaite poursuivre, voir intensifier la déportation des Juifs. Dans la nuit du 22 juillet, il ordonne l’arrestation des enfants juifs se trouvant dans les orphelinats de l’UGIF en région parisienne. Plus de trois cents enfants (dont 18 nourrissons et 217 enfants âgés de 1 à 14 ans) sont arrêtés, et emmenés à Drancy. Le 31 janvier à 6 heures du matin, ils seront 1 310 hommes femmes et enfants, de 32 nationalités différentes à monter dans des autobus parisiens en direction de la gare de Bobigny. Entassés par groupe de soixante dans des wagons à bestiaux, ils arriveront le 3 août en fin de journée au camp d’extermination d’Auschwitz. Les plus faibles (jeunes enfants, malades et personnes âgées) ne supporteront pas les terribles conditions du voyage. À l’arrivée, 847 déportés seront immédiatement assassinés. 291 hommes et femmes seront « sélectionnés » pour le travail. Quinze jours plus tard, le 18 août, après la fuite de Brunner, le camp de Drancy sera définitivement fermé… Le nombre d’enfants déportés, la multiplicité des nationalités, la volonté de Brunner de poursuivre la déportation et l’assassinat d’un maximum de Juifs alors que la guerre est perdue font du convoi 77 un convoi emblématique.

En créant l’association Convoi 77 en 2015, quels étaient vos objectifs ?
On « enseigne » la Shoah en France depuis près de trente ans. On l’évoque d’abord à l’école élémentaire puis le sujet est au programme d’Histoire en classe de troisième et de première et, depuis la réforme de 2019, en troisième et en terminale. Pour enseigner la Shoah, les professeurs disposent en France de nombreux manuels scolaires, de recommandations du Ministère de l’Éducation Nationale, de séminaires de formation, de la possibilité de visiter de nombreux lieux de mémoire… Alors comment expliquer qu’en 2019, 21 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans n’aient jamais entendu parler de la Shoah ? Les raisons sont multiples et complexes et mon propos n’est pas de faire la critique de ce qui a été entrepris mais de tenter de comprendre pourquoi, malgré tout ce qui a été réalisé, près d’un quart des jeunes scolarisés en France, ignore ce qui s’est passé dans leur pays pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ajoute que parmi ceux qui « savent », certains remettent en doute l’ampleur voire la réalité de la Shoah. Ce phénomène est loin d’être spécifique à la France et concerne la quasi-totalité des pays européens. Comme l’analyse fort bien Iannis Roder dans son dernier livre Sortir de l’ère victimaire pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, il convient d’enseigner « autrement » l’histoire de la Shoah. En créant cette association, nous avions un triple objectif : poursuivre la transmission de la Mémoire de la Shoah après la disparition des derniers témoins ; proposer et mettre en œuvre de nouvelles démarches éducatives mieux adaptées pour enseigner la Shoah aux enfants du XXIe siècle ; reconstituer l’histoire personnelle de chacun des 1 310 déportés du Convoi 77. Depuis 2016 nous proposons à des lycéens et des collégiens en France, dans toute l’Europe et même au-delà, de choisir dans la liste des déportés du convoi 77, une personne qui est née et /ou a vécu dans la ville ou le village où ils vivent aujourd’hui, de réaliser un travail de recherche afin de reconstituer l’histoire de cette personne et d’écrire sa biographie. Il s’agit d’un travail d’envergure qui va mobiliser l’ensemble d’une classe pendant toute une année scolaire. Les enfants vont donc devoir réaliser un véritable travail d’investigation qu’ils débuteront en consultant (lorsqu’ils existent) des documents d’archives spécifiques que nous avons recherchés et mis à leur disposition, en visitant les lieux où cette personne a vécu, en rencontrant des témoins, en lisant la presse locale de l’époque, en tentant de retrouver des documents complémentaires (photos, lettres…) en recherchant d’éventuels parents … Loin d’être passifs, les élèves définissent eux-mêmes les étapes de leur projet, se heurtent aux difficultés inhérentes à la recherche historique, analysent, mettent en perspective des documents et tentent de comprendre leur signification. Ils sont amenés à émettre des hypothèses puis ils doivent essayer de les vérifier, rechercher des preuves qui confirment ou invalident leurs suppositions. Pendant toute cette démarche, l’enseignant reste en retrait, il guide ses élèves lorsqu’ils s’égarent, corrige de fausses interprétations, bref c’est un facilitateur plus qu’un dispensateur de savoir. Bien que le projet soit le plus souvent proposé ou initié par un professeur d’Histoire, d’autres enseignants souhaitent souvent s’associer à ce projet. Ainsi peut se réaliser un véritable travail multidisciplinaire et pluridimensionnel grâce aux apports d’enseignants de littérature, de langues, d’art… Dans de nombreux cas, en plus de la rédaction de la biographie, les classes participantes réalisent de leur propre initiative des pièces de théâtre, des expositions, des films… qu’ils présentent ensuite aux autres classes de leur établissement, à leurs parents, parfois aux élus… Cette démarche – entièrement bénévole – séduit de nombreux enseignants qui souhaitent innover dans leur façon d’enseigner, elle permet d’aborder la Shoah par la micro-histoire et son caractère ludique emporte l’assentiment des élèves.

Comment ce projet a-t-il été accueilli par le ministère de l’Éducation ?
Près de sept cent des déportés du convoi 77 (dont la quasi-totalité des enfants) étant nés en France, nous avons donc comme objectif de mobiliser 700 classes françaises afin de rédiger les biographies de ces 700 déportés. Il était inconcevable de mettre en oeuvre un tel projet en France sans l’implication du ministère de l’Éducation Nationale. En 2016, nous avons présenté notre projet à la direction générale de l’enseignement scolaire et au cabinet du ministre afin de leur faire connaître notre démarche. Il a été décidé de réaliser – sous la responsabilité d’un inspecteur général – une expérimentation pilote en région parisienne. La réussite de cette expérimentation a permis le lancement national du « Projet Européen Convoi 77 » le 27 janvier 2017 par la ministre de l’Éducation Nationale.

Concrètement comment cela fonctionne-t-il ?
S’adressant aux enfants du XXIe siècle ce projet repose sur une utilisation large des moyens modernes de communication et en premier lieu d’Internet. Le site www.convoi77.org constitue la porte d’entrée principale du projet, on y trouve :
• La liste complète des déportés du convoi avec les informations de base dont nous disposons : Nom, prénom, date et lieu de naissance (ville et pays), dernière adresse en France et lieu d’arrestation.
• L’histoire du convoi
• Les biographies déjà publiées
• L’accès permettant de s’inscrire en ligne pour participer au projet
Une fois inscrit, l’enseignant bénéficie d’un accès personnalisé à un site dédié où il trouvera toutes les informations et tous documents spécifiques concernant le déporté sur lequel portera le travail de sa classe. À sa disposition aussi sur ce site : des conseils pédagogiques, des tutoriels et un forum lui permettant d’échanger avec d’autres enseignants travaillant sur le projet en France comme à l’étranger.

Après quelques années de travail, quels sont les principaux résultats ?
À ce jour, près de 170 biographies ont été rédigées et mises en ligne sur notre site en français et en anglais. Deux cents projets supplémentaires sont en cours de réalisation et notre action a débuté dans vingt pays ! Mais ce qui est le plus impressionnant, c’est sans aucun doute la qualité du travail effectué par les adolescents. Nous y voyons une preuve tangible du bien-fondé de la démarche. Certains des projets ont d’ailleurs été récompensés par des prix et des distinctions en France et à l’étranger. C’est pour nous un extraordinaire encouragement, car pour mener à bien l’objectif que nous nous sommes fixé, il reste encore plus de 900 biographies à réaliser. Mais l’enjeu le plus important, selon nous, est sans aucun doute de valider le bien-fondé de la démarche pédagogique innovante que nous proposons. Il est clair que l’enseignement « traditionnel » de la Shoah à l’école est aujourd’hui dans une impasse, que les efforts entrepris n’apportent pas les résultats escomptés, quand ils ne sont pas contre productifs et aboutissent à des rejets. Nous souhaitons valider notre démarche et, pour cela, nous recherchons les moyens nécessaires afin de réaliser une étude comparative internationale permettant d’apprécier l’évolution des connaissances des attitudes et des comportements des participants à notre projet.

* Source :
Biographie instruite, documentée et rédigée par les élèves de 3e 1 et 3e 2 du collège Michel-Richard-Delalande (Athis-Mons), sous la direction de leurs enseignants Clément Huguet, Déborah Le Pogam, Clara Adjanohoun, Laëtitia Legros et Valérie Virole. Année scolaire 2018-2019. À retrouver sur le site de l’Association Convoi 77.