Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’internement et de la déportation des Juifs de France connaissent un ou des dessins de Georges Horan. La qualité et l’expressivité de ses estampes en ont fait, depuis des décennies, des incontournables dès qu’il s’agit d’illustrer le camp de Drancy, site majeur de la persécution des Juifs. Cependant, jusque très récemment, on ignorait quasiment tout de l’auteur, protégé par son pseudonyme, et sa seule publication connue, un recueil d’estampes intitulé Le camp de Drancy, seuil de l’enfer juif, publié en 1947, n’avait jamais été rééditée. Depuis, grâce à sa famille, nous en savons beaucoup plus sur Georges Koiransky (1894-1986) : croquis, dessins, courriers, clandestins et officiels, et photographies et, enfin, un Journal d’internement inédit, écrit en 1943, sont désormais accessibles. Cette redécouverte éclaire son œuvre et permet la réévaluation de ce « témoignage graphique » unique.
Georges Koiransky est né à Saint-Pétersbourg le 25 novembre 1894. Avant-dernier d’une famille aisée de six enfants, francophile et peu croyante, Georges est marqué par l’abandon de son père, joaillier, qui s’installe à Paris en 1900. La famille l’y rejoint mais le père reste défaillant. Georges s’intègre bien, il s’intéresse au dessin industriel et suit les cours du soir de l’école des Beaux-Arts. En 1915, il s’engage dans la Légion Étrangère. À ce titre, il est naturalisé français en 1925. Installé à Boulogne-Billancourt, il y épouse Hélène Lejeune en 1926 et leur fils naît deux ans plus tard. En marge de son métier de dessinateur industriel chez Farman, il continue à peindre et dessiner.
« À la suite des ordonnances allemandes et françaises contre les Juifs, – écrit-il après-guerre – mes voisins ont commencé systématiquement une campagne de commérages dans les escaliers, les injures » et les dénonciations antisémites se sont multipliées. Malgré cela, il n’est pas victime des premières rafles de 1941. Durant l’hiver suivant, enquêtes et convocations se succèdent à la Préfecture de Police mais restent sans suite. Fin mai 1942, sa sœur aînée, avocate radiée du Barreau de Paris suite au Statut des Juifs, a obtenu sa réintégration. Elle a été reconnue « non-juive » par le docteur George Montandon, expert « ethno-racial » auprès du Commissariat général aux questions juives et antisémite notoire. Cependant, le plus acharné de ses voisins arrive à ses fins : Georges Koiransky est arrêté le 11 juillet 1942. Après une nuit au Dépôt de la Préfecture, il est interné au camp de Drancy le 12 juillet. Il découvre alors la réalité de ce camp, faite de misère et de tensions, de malnutrition et de désœuvrement. Suite à la rafle du Vél’ d’Hiv les 16 et 17 juillet, le camp prend une autre dimension : l’arrivée des femmes puis des enfants, la mise en place des déportations à une fréquence soutenue, plongent les internés dans l’effroi.
Remarqué pour ses talents de dessinateur, Georges Koiransky est abordé par René Blum, frère cadet de Léon, autorité morale du camp, interné depuis décembre 1941, à Compiègne puis à Drancy. René Blum lui demande de dessiner pour témoigner en images de ce qu’ils vivent et pour accompagner un texte qu’il doit écrire. Ensemble, ils réunissent les preuves du crime en cours, transcrivent l’histoire du camp grâce aux souvenirs des internés d’août 1941 encore présents. Pour tout voir, il devient volontaire pour la « corvée du Bourget ». Là, dans cette plaque tournante ferroviaire, il porte les bagages des « déportables », après le trajet en bus depuis le camp. Il y retourne pour ouvrir les portes des wagons aux enfants venant des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande mi-août 1942, puis pour de nouvelles déportations. Tout ce qu’il voit, il le dessine.
Parallèlement, début août 1942, les internés juifs des camps de zone non occupée tels Gurs, les Milles, Rivesaltes… passent par Drancy avant d’être déportés, pour la plupart, vers Auschwitz-Birkenau (Pologne). Pour faciliter ces flux importants, des transferts temporaires se font de Drancy vers les camps du Loiret, devenus annexes. Le 4 septembre 1942, aux côtés de René Blum et d’autres « conjoints et conjointes d’aryennes et d’aryens », officiellement « non-déportables », Georges Koiransky est transféré au camp de Pithiviers puis, le 24 septembre, au camp de Beaune-la-Rolande. Il réintègre finalement celui de Drancy le 27 septembre 1942. Quelques jours plus tôt, le 20 septembre, René Blum est, lui, ramené à Drancy et déporté vers Auschwitz-Birkenau le 23 septembre.
Dès son arrestation, Georges Koiransky nie être juif, s’appuyant sur le statut obtenu par sa sœur quelques mois plus tôt. En septembre 1942, sa femme obtient le certificat de « non-appartenance à la race juive » qui confirme le statut de « conjoint d’aryenne » de son mari, mais ne le protège que partiellement. Georges Koiransky est finalement déclaré « non juif » le 25 janvier 1943 mais n’est libéré de Drancy que le 13 mars. Toujours menacé par ses voisins, Georges Koiransky se cache en province puis regagne clandestinement Paris. Très vite, il écrit son Journal d’internement pour se « libérer ». Il s’y exprime sans réserve sur ces mois particulièrement difficiles, livrant un témoignage très personnel, lyrique, cru et douloureux, profondément libre car sans projet de publication. Il se fait alors appeler Georges Horan et c’est sous ce nom qu’il se confectionne des faux papiers et s’engage dans la Résistance.
Début 1945, il porte plainte contre ses voisins, s’en suit un procès les condamnant à l’indignité nationale. Il travaille désormais dans les assurances, et continue sa pratique artistique dès qu’il peut. Par ailleurs, il poursuit son projet de publier 56 estampes tirées de dessins du camp de Drancy et se résout à le faire sans René Blum, dont il a compris le sort funeste. En l’absence de son texte, Georges Koiransky préface lui-même l’ouvrage, qu’il édite à compte d’auteur sous le titre Le camp de Drancy, seuil de l’enfer juif. Il le signe de son pseudonyme en 1947. Le livre a peu d’écho et ne se vend pas. Déçu, il se détourne de ce douloureux travail. À partir des années soixante-dix, son œuvre est redécouverte, certaines estampes sont utilisées par les associations d’anciens internés et déportés. De même, Serge Klarsfeld en publie dans son Mémorial en 1978 comme Jean-Patrick Lebel pour son film documentaire Cité de la Muette, sorti en 1986 1. Georges Koiransky meurt le 25 décembre 1986. Si son œuvre lui survit, lui, sombre dans l’oubli, sous le nom d’Horan.
Grâce à Madeleine, Claire et Anne Koiransky, à Françoise Kornprobst, la connaissance de son œuvre a pu s’approfondir à partir de 2010. Elles ont, en effet, mis à disposition ses archives personnelles et administratives, ses estampes originales, dessins et peintures. Progressivement, s’est constitué un fonds d’archives numériques conservées aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis 2. Ces numérisations se sont, enfin, enrichies de la découverte du tapuscrit du Journal de 1943 et la réédition de l’ouvrage de 1947 a pu être engagée, en parallèle de l’édition du Journal, l’une préfacée par Serge Klarsfeld, l’autre par Thomas Fontaine 3. L’ensemble a été valorisé par une exposition réalisée avec Karen Taïeb, responsable des archives au Mémorial, intitulée Drancy, au seuil de l’enfer, dessins de G. Horan-Koiransky, présentée au Mémorial de la Shoah à Drancy en 2017 et 2018 4.
Depuis, d’autres projets sont nés de cette œuvre majeure et devraient aboutir très prochainement. Au printemps 2023, sera publiée une brochure intitulée Le Bourget-Drancy, la première gare de déportation des Juifs de France. Coécrite avec Thomas Fontaine, elle soulignera l’apport historiographique des œuvres de G. Horan-Koiransky sur la déportation des Juifs de France 5. Par ailleurs, un film documentaire adaptant son œuvre, intitulé J’ai dessiné Drancy, avec la voix d’Éric Caravaca pour l’incarner, est en préparation et sortira en 2024 6. Enfin, récemment redécouvert, le manuscrit original du Journal d’internement va être déposé aux archives du Mémorial de la Shoah cette année.
1 Il a été réédité en DVD par Ciné-Archives et Périphérie en 2020.
2 Sous les cotes : 160Fi et 123Fi et consultable sur place, à Bobigny.
3 T. Fontaine est le directeur du Musée de la Résistance nationale, Horan-Koiransky G., Le camp de Drancy, seuil de l’enfer juif, Grâne, Créaphis, 2017 et Horan-Koiransky G., Drancy, Journal d’un interné 1942-1943, Grâne, Créaphis, 2017.
4 Exposition coproduite par le Mémorial de la Shoah et le Département de la Seine-Saint-Denis.
5 Cette publication est réalisée en partenariat avec le Département de la Seine-Saint-Denis et le Mémorial de la Shoah, avec l’appui de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et de la SNCF
6 Ce film est produit par Squawk.