“Écouter ce que les uns et les autres ont à dire”

Trois questions au réalisateur du film documentaire Petite fille

Dans votre film, « Petite Fille », qui a été salué par la critique et les festivals, vous abordez une question complexe de notre temps, celle de la dysphorie de genre chez les enfants. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’histoire de Sasha, un jeune garçon qui voulait devenir une fille ?

Sasha n’est pas un petit garçon qui voudrait devenir une fille. Sasha est une petite fille, née garçon, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Il y a une dizaine d’années, j’ai eu la chance de rencontrer Bambi, une des premières femmes transgenres françaises, vedette de music-hall dans les années cinquante-soixante à Paris. L’histoire de sa vie est édifiante par le courage qu’elle a eu d’affirmer son identité féminine dans une époque profondément hostile. J’ai fait un film sur sa vie et, lors du tournage, Bambi m’a révélé qu’elle ne se souvenait pas d’avoir eu une prise conscience d’être une petite fille. Il n’y avait jamais eu de point de départ, de point zéro. Elle avait toujours ressenti, d’aussi loin qu’elle pouvait se souvenir, être une petite fille. J’ai réalisé alors que la dysphorie de genre était un phénomène qui pouvait se produire très tôt dans la vie d’un enfant. Jusque-là, je pensais bêtement, comme beaucoup de gens, que c’était quelque chose qui arrivait plutôt à la puberté ou au début de la sexualité. En fait, ça n’avait strictement rien à voir. Il n’y a pas de règle. Beaucoup de personnes transgenres ressentent leur dysphorie très jeune. Toute la question est de savoir si le contexte familial et social où vit l’enfant va lui permettre de s’autoriser à énoncer ce qu’il ressent. Très souvent, ce n’est pas le cas et l’enfant enferme ce secret en lui et souffre.

On entend beaucoup la parole de la mère de Sasha dans le film et cela a pu être reproché par certains comme un parti pris idéologique. Pour avoir suivi cette histoire de près, où situez-vous la parole de l’enfant dans un tel processus ?

Dans un film, la parole est loin d’être le seul vecteur de vérité et d’incarnation. N’y aurait-il que la parole d’un enfant pour nous faire comprendre son identité, ses désirs, sa souffrance ? Sasha a 7 ans lorsque je commence à la filmer. Je me doutais bien qu’à cet âge-là, elle ne serait pas capable de tenir un discours savant sur elle-même ou sur la transidentité. L’idée est même stupide quand on y pense. Sasha est une enfant timide, parler lui fait souvent peur. Elle cache un secret depuis des années, que seuls ses parents et ses frères et sœurs connaissent. Elle n’allait donc pas se mettre à parler d’emblée devant une caméra… J’ai donc essayé de la filmer à hauteur d’enfant, en essayant de la regarder au plus près et de faire « tout parler ». Pour moi, les silences de Sasha, ses jeux, son regard, sa façon de bouger, tout parle d’elle et révèle sa vie intérieure. Je savais qu’en faisant le portrait d’une enfant aussi jeune, j’allais devoir filmer sa famille et en particulier sa mère, figure centrale de son éducation. Dans le cas de Sasha, cette figure maternelle est d’autant plus forte et essentielle qu’elle vit avec un sentiment de danger et d’incompréhension permanent. Sasha est en lutte, il ne faut pas l’oublier, et sa mère est sa première alliée. Dans un tel contexte, écouter ce que les uns et les autres ont à dire était, je pense, indispensable pour le film. Il n’y a rien d’idéologique là-dedans. Par ailleurs, malgré mes demandes répétées, l’école et son équipe pédagogique ont toujours refusé d’être dans le film.

Le processus que suit Sasha se fait sur le temps long et révèle une grande complexité. Comment, comme réalisateur, fait-on les choix qui permettent de raconter plusieurs mois en quelques dizaines de minutes ?

Le tournage s’est étalé sur dix mois et a produit soixante heures de rushes environ. Le film est un Grand Format pour la chaîne ARTE, je me devais de respecter une durée raisonnable pour la télévision. Nous avons d’abord procédé avec la monteuse, Pauline Gaillard, à une sélection des rushes qui nous paraissaient essentiels à la construction du film. La narration suit la chronologie des évènements. Le film est rythmé par les différents rendez-vous chez la pédopsychiatre, séquences indispensables car elles nous révèlent ce qui s’est passé à des moments où la caméra n’était pas toujours là, notamment à l’école, et surtout, elles expriment l’état de Sasha et de sa famille. Entre ces moments, c’est le quotidien, les allers-retours à l’école, les jeux, les cours de danse, les vacances, la première visite d’une copine à la maison, le tout entrecoupé d’entretiens avec les différents membres de la famille.

Je me permettrais d’ajouter que les rendez-vous avec la pédopsychiatre pouvaient durer entre 45 minutes et 1 h 30. Le film ne pouvait en aucun cas rendre compte d’une telle durée. Nous avons donc dû procéder par ellipses et contractions, comme dans n’importe quel film. Il me semble alors très discutable de faire un procès d’intention au médecin comme j’ai pu le lire dans quelques articles, sans connaître la totalité des échanges qui ont eu lieu.

Petite fille est disponible en DVD sur Arte boutique et en VOD sur Amazon Prime Video
– Le 3 septembre, Sébastien Lifshitz a présenté son dernier film, Casa Susanna, à la biennale de Venise dans la catégorie Giornata del autori
– Le 28 septembre, les films Petite fille et Adolescentes de Sébastien Lifshitz seront diffusés sur Arte

La rédaction remercie chaleureusement Judith Cytrynowicz et Muriel Meynard d’avoir rendu possible cet entretien.