Demandez autour de vous quel est le fruit qu’Adam et Ève ont croqué. La plupart des gens vous répondront sans hésiter : la pomme. Ce fruit figure sur de très nombreuses peintures et illustrations, mais rien ne dit qu’il soit celui dont parle la Bible. La Genèse ne donne aucune précision sur le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais la pomme se disant en latin malum, presque comme le mal, les traducteurs chrétiens ont été séduits par le jeu de mot, et ont pris cette liberté interprétative avec le texte originel. Voilà comment une traduction a eu des répercussions considérables sur l’art et les consciences.
Bien d’autres pommes de discorde de la traduction, des erreurs de lecture ou des interprétations délibérément incorrectes ont changé le cours de l’histoire : Ève est-elle sortie de la côte d’Adam ou de son côté (un seul et même mot en hébreu, tsela, désigne ces deux termes) ? Le prophète Isaïe annonce la venue d’un sauveur, né d’une alma. Mais s’agit-il d’une jeune femme, comme le suggère l’hébreu, ou d’une vierge, comme l’affirme la traduction de la Septante, qui traduit l’hébreu alma en grec virgo ? Un seul mot vient bouleverser radicalement, non seulement le sens du texte, mais aussi la pensée religieuse d’une civilisation.
Rien d’étonnant donc à ce que les rabbins du Talmud mettent en garde contre les traductions des textes sacrés. Dans le traité Kiddoushin, Rabbi Yehouda affirme : « Celui qui traduit littéralement un verset, est un menteur. Celui qui y ajoute quoi que ce soit est un blasphémateur ». Ni traduction littérale, ni augmentation, quelle marge de manœuvre subsiste pour le traducteur dans cet entre-deux permanent de la lecture du texte original ?
Le mensonge et le blasphème consistent à s’imaginer que le texte ne veut plus dire que son sens traduit. L’hébreu, par essence polysémique, est alors comme figé ou réduit à l’un de ses sens. Pour nos sages, un peu à la manière du proverbe italien « traduttore, traditere », le passage de l’hébreu à une autre langue constitue une trahison dont ni le texte ni l’auteur ne sortent indemnes. Celui qui s’y livre, même en toute bonne foi, prend le risque d’une impossible fidélité à la source. L’écrivain Umberto Eco, dans son essai Dire presque la même chose, qualifie l’activité du traducteur de nécessaire « négociation avec le texte ». Selon lui, toute traduction est condamnée au « presque », c’est-à-dire à une approximation qui, dans le meilleur cas, prend en compte à la fois la culture de la langue de départ et celle de la langue d’arrivée.
La traduction est donc plus qu’un voyage entre deux langues, c’est un cheminement entre deux cultures, deux univers et deux temps. Ce voyage, périlleux mais nécessaire, est au cœur de la lecture juive des textes. L’interprétation est l’art d’affirmer que le texte n’a pas fini de dire et que chaque génération a le devoir de traduire à nouveau.