Zakhor ! « Souviens-toi ! », זכור …exhortent encore et encore les textes de notre tradition. Cette mémoire qu’on nomme zekher s’écrit en hébreu זכר précisément comme un autre mot a priori sans rapport : zakhar, זכר ,le masculin. Comment interpréter cette polysémie surprenante ? Peut- être en suggérant que ces deux termes expriment dans la pensée juive une façon active d’être au monde. Les souvenirs, loin d’être passivement accumulés, disposeraient d’un pouvoir fécondant, d’une capacité d’ensemencer le monde de sens nouveaux, et de changer pour toujours celui qui les réactive. Ainsi, pour l’hébreu, toute mémoire serait mémoire vive ».
L’immunologiste Jean-Claude Ameisen raconte précisément cela lorsqu’il affirme que nos souvenirs sont les empreintes de nos métamorphoses.
« Si nous nous souvenons de quelque chose, c’est que cet événement nous a à jamais transformés. Celui qui se souvient n’est plus le même que celui auquel cela est arrivé car cet événement a fait de lui un autre ».
Que signifie, dès lors, la mémoire de la Shoah, si ce n’est la reconnaissance que cette tragédie a fait de chacun de nous des autres, nous qui deux, trois ou quatre générations plus tard, héritons d’un deuil irréparable et portons la trace de cet anéantissement ?
« Nous sommes faits de l’empreinte de ce qui a disparu, de celles et de ceux qui ne sont plus” affirme Jean-Claude Ameisen. “Nous sommes faits de la présence de l’absence, de ce qui demeure en nous de tous ceux qui nous ont précède : nous sommes des héritiers ».
Dans ce numéro de Tenou’a, s’élèvent les voix de ces héritiers, cette nouvelle génération, consciente de la disparition imminente des témoins directs, mais prête à devenir « témoin des témoins », c’est-à-dire mémoire vive d’un événement qu’elle n’a pas vécu mais qui l’a changée à tout jamais. Nous dédions ce numéro à la mémoire d’Imre Kertész, enfant juif de Budapest déporté à l’âge de 15 ans et qui, au jour de la remise de son Prix Nobel de Littérature, déclarait : « Si la Shoah a créé une culture – ce qui est incontestable- ment le cas – le but de celle-ci peut être seulement que la réalité irréparable enfante spirituellement la réparation ».
Que tel soit notre projet, de génération en génération et que, selon les mots de notre tradition, l’âme des disparus soit tissée dans le fil des vivants.