Édito : Nommer l’innommable…

L’édito du rabbin Delphine Horvilleur

« Mon quotidien, c’était de cacher mon nom, me protéger et survivre. » Voilà ce qu’écrit Boris Cyrulnik (Je me souviens, L’Esprit du Temps, 2009) lorsqu’il parle de son enfance. L’enfance cachée d’un être qui cache son nom. 
Dans les années de tourmente, nombreux furent celles et ceux qui cachèrent leur identité ou qui tremblèrent en la révélant. Nombreux furent celles ou ceux dont le nom fut détruit, écrasé, réduit à un simple matricule par le nazisme. 
Notre tradition nous enseigne que rien n’est plus sacré que l’acte de nommer, que telle est la première responsabilité humaine. Lorsque l’Éternel crée Adam, le premier être humain, il lui donne pour tâche de nommer ce qui l’entoure, likro shemot, de trouver un nom aux objets et aux êtres qu’il approche.
Première liberté, première responsabilité humaine qui fait de cet acte le propre de l’humain. Une créature capable de nommer, de créer à son tour, tant par les actes que par la parole. 
Et depuis lors, nommer est ce que nous faisons de génération en génération. C’est ainsi que nous marquons rituellement la naissance d’un enfant, non comme un simple recensement d’état civil, mais comme une inscription dans une chaîne de transmission sacrée. Au jour où l’enfant entre dans l’alliance, nous prononçons ces paroles : « Voici quel sera ton nom dans la communauté d’Israël. Tu seras… fils ou fille de… ». 
Ce nom sera le tien aux jours les plus sacrés de ton existence, dans les passages les plus grandioses ou les plus terrifiants de ta vie, lorsque tu t’élève pas vers la Torah ou vers tes proches, pour prendre tes responsabilités, ta place au milieu des vivants, lorsque tu seras porté en terre et rejoindras tes ancêtres. Toujours tu porteras cette filiation, le nom de ta généalogie, toi qui porte ce nom, fils de l’homme qui portait ce nom. 
Nos textes nous enseignent que le nom dit l’essence d’un être, son histoire, ses origines ou les rêves des générations qui l’ont précédé. 
Mais comment nommer l’horreur de ce que vécurent ceux qui traversèrent cette tourmente ? Comment trouver le verbe qui dit la Shoah ? 
Primo Levi écrit qu’il n’est pas de mot pour dire « la destruction d’un homme ». Pas de mot pour nommer l’innommable. 
Les déportés racontent que leur nom fut souvent la première chose qui leur a été confisquée dans l’univers concentrationnaire. 
Dans ce lieu de destruction de l’humanité, le nom est la première chose que l’on vous enlève, que l’on vous arrache, que l’on anéantit. 
Pendant les vingt-quatre heures du Yom HaShoah, comme chaque année, nous allons nommer. Nous allons lire le nom d’hommes, de femmes et d’enfants en nous efforçant de nous souvenir que chacun d’eux abritait une histoire et un monde. Il ne s’agit pas simplement d’entendre une liste lancinante de victimes, mais d’écouter, murmuré derrière chaque nom, celui qui leur fut donné un jour et les mots qui furent prononcés au jour de leur entrée dans l’alliance : « Voici quel sera ton nom dans la communauté d’Israël. Tu seras… fils ou fille de… ». 
Telle fut leur histoire, leurs origines, leur filiation et les rêves de leurs ancêtres. 
Puissions-nous rendre hommage à leur mémoire, nous qui nous portons témoins de leur histoire. Puissions-nous nous rappeler qu’à défaut de pouvoir parler en leur nom, nous pouvons parler de leur nom et prier pour leur nom. 
« Le nom » en hébreu se dit Hashem... C’est aussi ainsi qu’on nomme l’Éternel. Le Dieu des Hébreux est un Nom. Celui que l’on ne peut prononcer en vain, celui que l’on ne doit ni profaner ni oublier. 
Ainsi, chaque prière commence par ces mots : Baroukh Ata Hashem… Béni soit le Nom… Bénis soient les leurs.