Le Talmud raconte le des- tin tragique d’un sage nommé « Honi le traceur de cercles ». Honi parvenait à faire des miracles en dessinant simplement sur le sol des cercles dans lesquels il se tenait, comme coupé du monde et de ses pairs. Mais un jour, Honi s’endormit près d’un arbre et la légende raconte qu’il dormit miraculeusement pendant 70 ans. À son réveil, plus personne ne le reconnut, ni ses enfants ni ses élèves, et c’est ainsi qu’il mourut, coupé de tous et ravagé par la solitude. Dans le Talmud, ce chiffre de 70 ans correspond à l’enchaînement de trois générations, la possibilité pour un homme de rester éveillé et de voir naître des enfants à ses enfants, c’est-à-dire de voir comment ceux qu’il a vu naître transmettent à leur tour. Comment faire pour que les petits-enfants connaissent et reconnaissent l’histoire qui leur a donné naissance ? Comment sa- voir qu’on a su transmettre ? Pour la pensée juive, donc, 70 est aussi le chiffre de la transmission ininterrompue.
Telles sont les questions que pose ce numéro de Tenou’a, 70 ans après ce qu’on appelle la « libération » des camps. Bien des survivants affirment n’en avoir jamais été vraiment libérés, se sentant toujours un peu prisonniers de l’enfer, encerclés par la barbarie nazie. Mais, 70 ans plus tard, leur histoire est tissée à la nôtre, et leur vie témoigne du lien entre les générations.
Le Zohar affirme que la Torah a 70 visages, c’est-à-dire une multitude de facettes qu’il convient d’explorer, dans la conscience que chaque individu doit offrir au monde une lecture inédite.
Chacun d’entre nous aurait ainsi une Torah à lire et commenter, un livre unique à offrir à ses pairs et à ses descendants. Dans ce numéro de Tenou’a et grâce à Serge Klarsfeld, ces 70 visages sont ceux d’enfants déportés dont les photos sont ici reproduites. Chacun d’entre eux pose, un livre à la main, porteur d’un enseignement qu’il n’a pas eu le temps d’offrir au monde. Raconter leur histoire, rappeler leur vie, c’est se souvenir de ce qu’ils auraient dû nous apprendre, de l’absence et du vide que rien ne pourra combler, et du devoir qui est le nôtre de ne jamais nous « endormir » mais de veiller sur leur mémoire.