Embellir le commandement

© Michèle Baczynsky, “La couturière”

CHAQUE CIVILISATION S’ATTACHE À DÉFINIR LA BEAUTÉ. Dans la pensée occidentale, la quête du Beau semble aussi fondamentale que celle du Bien ou du Vrai, et la culture contemporaine en est grandement influencée, puisque la poursuite de cet idéal est considérée comme une vertu. À première vue, tout porte à croire que le judaïsme n’y attache guère d’importance. La phrase tirée du Livre des Proverbes hevel hayofi – “la beauté est vanité” – citée régulièrement hors de son contexte, dénote une certaine méfiance, une critique implicite du superficiel. Or la Torah a, sur la question, une conception propre et originale qu’il convient d’explorer : si la beauté est vaine, quand elle est prise sur le vif, instantanée, la femme vaillante, eshet hayil, est glorifiée et jugée belle parce qu’elle œuvre corps et âme en faveur d’idéaux immortels.

Beauté et pérennité sont en hébreu interchangeables. Les mitsvot constitutives de la fête de Souccot qui achève le cycle des trois fêtes de pèlerinage inauguré par la fête de Pessah concilient deux notions apparemment divergentes : tandis que, d’un côté, nous reconnaissons la nature transitoire de l’existence humaine sur terre à travers l’édification des cabanes fragiles, nous proclamons aussi l’éternité de D-ieu et d’Israël en nous saisissant du cédrat (étrog).

À ce sujet, D-ieu nous demande en effet de prendre le premier jour de la fête le fruit d’un bel arbre : pri etzs hadar. Le Talmud (Soucca 35a) entreprend l’analyse du terme hébraïque hadar. Les Sages ont conclu qu’il s’agissait du cédratier dont le fruit, le cédrat réside en permanence sur ses branches. Le terme dar, cousin du verbe durer ou de l’endurance, implique une idée de pérennité, de constance, à mettre en opposition avec l’apparition ponctuelle et saisonnière des autres fruits. Autrement dit, hiver comme été, par tempête ou grand froid, l’étrog s’accroche à l’arbre et s’épanouit toute l’année. Il faut donc en conclure que ce sont sa ténacité et sa résistance qui lui valent le qualificatif de beau.

Le Rabbin Samson Raphaël Hirsch souligne que le Talmud introduit l’idée que le thème de la beauté ne peut pas être circonscrit uniquement à la question de l’esthétique mais qu’en s’étendant à la loi pratique, il devient un principe général de droit hébraïque. En ce sens, le « beau » s’exprime aussi avec éclat dans la minutie avec laquelle nous rechercherons le splendide et le parfait dans l’étrog. Il est significatif que le Rabbin se documente pour cette question de pri ets hadar chez les meilleurs botanistes de son temps, notamment le Flora Germanica Excursoria du professeur Reichenbach dont il accepte la thèse qui voit dans l’étrog la représentation du summum du développement floral. Certaines propriétés de l’étrog qui y sont mentionnées correspondent presque littéralement aux propriétés énoncées dans le traité talmudique de Soucca.

En accomplissant cette mitsva, on acquiert le sentiment du parfait et le souci de la perfection de la forme. Le fruit de l’arbre Hadar rappelle la révélation divine dans la nature dans toute sa splendeur : « vêtu de faste et d’éclat ». – Hod vé Hadar lavashta (Psaume 104). L’homme est invité à se réjouir de ce fruit beau et parfait. Il est tenu aussi à cultiver son sens esthétique en choisissant des fruits sans défauts et d’une apparence exemplaire. Ces deux exigences vont constituer le mode d’accomplissement de la mitsva et s’étendre à tous les commandements de la Torah.

Il s’agira d’esthétiser la mitsva en recherchant la perfection et la beauté qui caractérisent le concept de hiddour mitsva. Cette règle de l’embellissement de la Mitsva se base sur le verset 2 du chapitre 15 de l’Exode : dans le Cantique de la traversée de la mer rouge, Moïse s’exclame : « il est mon D-ieu, je l’embellirai ». La forme verbale peut être traduite dans le sens d’une demeure et signifie alors, je veux lui offrir une demeure. Le Rabbin Hirsch va jusqu’à expliquer cette formule comme l’expression d’une aspiration profonde de faire de son être un foyer de révélation divine.
Le Hiddour Mitsva aurait donc pour résultat d’amplifier la publicité de l’Acte-mitsva de par son embellissement et de ce fait va intensifier et rendre plus palpable la Shehina (la présence divine). La beraïta dans le traité de Shabbat (p. 133) commente ainsi « embellis toi avec les préceptes de la Torah ». L’application de la mitsva doit tendre à la perfection pour conférer prestige et magnificence. Cela exprime un certain type de rapport que nous entretenons avec la Mitsva. Le talmud nous engage, par exemple, à construire une Soucca magnifique, agiter une superbe branche de palmier, sonner dans une merveilleuse corne de bélier, porter de jolies franges , rédiger u n somptueux rouleau de la loi avec la plus belle encre et la meilleure plume. Cet esprit d’enthousiasme pour embellir les mitsvot ne doit pas dépasser le tiers des frais occasionnés par la mitsva proprement dite (Orah Haïm 656).

Les efforts matériels que nous déployons en faveur de la réalisation d’un projet divin et éternel président à l’idée que nous nous faisons de la beauté.

Ce principe vient alors éclairer une autre mitsva de la Torah, qui a trait au respect dû aux personnes âgées : Vé’Hadarta penei zaken, qu’on peut traduire par « Honore les personnes âgées ». Toutefois le terme Hadar signifiant beauté doit nous faire comprendre que le verset nous incite à admirer la beauté que recèle un visage marqué par les années. Dans nos sociétés modernes, l’esthétique est cou- ramment associée à la jeunesse, et néanmoins la philosophie juive nous enseigne que le Hadar est le propre des personnes âgées, précisément parce qu’elles ont triomphé du temps et des vicissitudes de l’existence.

D’après Rabbi Naftali Zvi Berlin, dans son introduction au commentaire de la Torah Haemek Davar, les vertus des patriarches résidaient dans l’attitude qu’ils adoptaient en toutes circonstances avec autrui, qu’ils fussent monothéistes ou idolâtres, recherchant la beauté et le bien-être des représentants des nations et se conduisant à leur égard avec amour.

Dans sa quête du beau, Abraham ne s’est pas abstrait du monde, ni de la société qui l’entourait pour améliorer son rapport avec D-ieu; bien au contraire, en toute chose il faisait preuve de derekh erets et de raffinement ainsi que le définit Rabbi Obadia de Bartenoura : courtoisie, honnêteté et morale dans la conduite des affaires (massa oumatan).

Notre quête du beau s’exprime aussi à merveille dans la cérémonie de clôture de l’étude d’un traité talmudique. Nous avons pour coutume de prononcer une petite phrase que nous adressons au livre dont nous venons de terminer la lecture : Hadran halach « nous reviendrons vers toi ». Ce faisant, nous prenons l’engagement de nous replonger de manière perpétuelle dans nos textes, afin de rafraîchir nos connaissances et d’aborder les commentaires avec un enthousiasme sans cesse renouvelé. Le terme hadran, issu de la racine hadar, est un rappel du cédratier.

Ce contact perpétuel et renouvelé avec l’étude de la Torah doit ainsi nous permettre de développer notre créativité intellectuelle. La beauté de l’écriture est conçue comme un souffle et un rayon divin qui impressionne l’âme. De génération en génération, la flamme d’Israël ne s’est jamais éteinte, précisément parce que nous n’avons jamais oublié de chercher à respirer le beau en accomplissant les mitsvot et en restant fidèles à l’esprit de nos Sages.