Au nom de notre histoire, nous avons le devoir de nous opposer au RN

Pour Tenou’a, le rabbin Émile Ackermann (Ayeka, Paris) explore le dangereux jeu de séduction du Rassemblement national vis-à-vis des Juifs de France.

Émile Ackermann

Par ces temps troubles où la communauté juive retient son souffle dans l’attente de la libération des otages retenus par le Hamas et subit de plein fouet un antisémitisme désinhibé partout en France, une formation politique cherche à se positionner comme les nouveaux protecteurs des Juifs: le Rassemblement National. 

Il n’existe pourtant pas de “vote juif” d’une communauté qui serait homogène, et quand bien même elle le serait, son poids électoral resterait anecdotique. Si l’extrême-droite courtise les Juifs, c’est parce qu’obtenir le stempel – le certificat de kashrout – de leur part signerait la victoire finale de leur stratégie de dédiabolisation: “Si même les Juifs votent pour nous, c’est bien que nous ne sommes pas des nazis!”. Pour un parti fondé notamment par Pierre Bousquet, militant collaborationniste, ancien Waffen SS, et Jean-Marie Le Pen, accusé de torture en Algérie et multi-condamné pour antisémitisme et contestation de crimes contre l’humanité, une acceptation de la part de la communauté juive représente le Graal. Depuis maintenant une vingtaine d’années, c’est une stratégie assumée publiquement par les cadres du parti qui estiment qu’il s’agit du dernier “verrou idéologique” à faire sauter pour atteindre la normalisation tant espérée. 

L’offre politique actuelle, l’on peut en convenir, est une manne pour le RN: l’extrême-gauche se donne en spectacle, fourvoie la cause palestinienne en la caricaturant pour l’instrumentaliser à des fins électorales, leur leader Jean-Luc Mélenchon estime que l’antisémitisme qui a tué en France plus d’une dizaine de personnes ces dernières années est “résiduel”, les groupuscules pro-palestiniens et leurs égéries montrent bien au mieux leur totale indifférence au sort des Juifs quand ce n’est pas, au pire, un antisémitisme assumé. Face à eux, l’extrême-droite développe un discours bien rodé: l’antisémitisme “vieille France”, chrétien, n’existe quasiment plus; c’est le “nouvel antisémitisme”, qui proviendrait exclusivement des masses arabo-musulmanes, qui est le nouveau danger pour les Juifs et seul eux peuvent représenter un rempart efficace contre cette menace existentielle pour les juifs et la France. 

Bien heureusement, le peuple juif est un peuple qui a une histoire et qui en conserve la mémoire. Pas uniquement pour se rappeler l’histoire d’un parti qui n’a jamais renié ses origines racistes, dont les cadres et les membres conservent des affinités publiques avec des négationnistes et des antisémites, mais aussi pour se rappeler que la méthode appliquée par le RN, qui consiste à user de ressorts complotistes et de boucs émissaires, a été utilisée à de maintes reprises contre nous au cours de l’Histoire. Les théories “d’agents de l’étranger” venant infiltrer le pays, renverser leurs mœurs, remplacer les “de souche”, corrompre les habitants, conquérir le pouvoir, tout ceci puise au départ sa source dans un imaginaire occidental antisémite, même lorsqu’il est dirigé vers d’autres groupes. La preuve, c’est que pour ces théories du complot, les Juifs ne sont en fait jamais bien loin: la théorie du Grand Remplacement, populaire en Europe et aux États-Unis, selon laquelle il y aurait une masse de “non-blancs” qui viserait à remplacer les “blancs” dans leurs pays, estime que les responsables sont en fait les “mondialistes” comme Soros et Rothschild et que ce sont en fait les Juifs aux commandes qui instrumentalisent les “non-blancs inférieurs” pour renverser l’Occident et le métisser. Thèse à laquelle Marine Le Pen fait allusion quand le RN demande en 2020 si la CEDH, institution judiciaire européenne, n’avait pas été “infiltrée” par les ONG de George Soros plus favorables à l’immigration…

Le débat s’est donc déplacé ces dernières années, alors que le discours du RN séduit de plus en plus de Juifs: faut-il voter contre le RN pour ce qu’ils entendent nous faire potentiellement, comme l’interdiction de l’abattage rituel ou de la circoncision, et pour leur passé, ou pour les valeurs qu’ils représentent ?

Rappeler sans cesse l’histoire de leur antisémitisme, de leurs liens avec des personnages douteux ne fonctionne plus. La peur et les expériences antisémites que beaucoup vivent sont un vivier de votes beaucoup plus que des arguments théoriques d’éventuels problèmes à venir pour les Juifs. Si aujourd’hui nous avons le devoir de nous opposer au RN, c’est au nom de notre histoire qui nous apprend que si l’on nous dit que nos problèmes proviennent tous d’un même groupe, d’une même communauté, qui est essentialisée, fantasmée, pour être mieux stigmatisée et détestée, ce n’est pas la bonne solution et c’est au contraire un affront à nos ancêtres ainsi qu’à nos textes sacrés. 

« Tu aimeras l’étranger comme toi-même, car tu as été étranger en terre d’Égypte », nous dit la Torah (Lévitique 19,34). On ne peut rejouer notre déracinement chaque année le soir du séder sans être sensible au sort des déracinés d’aujourd’hui. Les percevoir uniquement comme une menace, c’est tomber dans les travers dont nous avons été maintes fois les victimes.

Certes, il y a un chantier aujourd’hui, des fossés à combler. Les communautés juives et musulmanes sont plus que jamais éloignées à cause des affinités respectives liées au conflit actuel. Il y a un manque cruel de formation et de connaissance à tous les niveaux de la population sur ce qu’est l’antisémitisme. Les politiques soufflent sur les braises, préférant polariser que tisser des liens et les réparer. Cette réparation, appelons-la de tous nos vœux, mais elle se fera sans les extrêmes, et jamais, au grand jamais, en accueillant ces fossoyeurs de la République au pouvoir.