
De quoi Anne Frank est-elle le nom?
Elle semble si familière à tous, si proche alors que son existence s’est achevée dans le camp de concentration de Bergen Belsen en 1945, il y a bientôt 80 ans.
Anne Frank est-elle le symbole de la Shoah, de l’adolescence, de l’écriture ou tout cela à la fois? Toutes ces questions hantent Lola Lafon quand elle commence l’écriture de Quand tu écouteras cette chanson. Et c’est ce cheminement que met en scène Mona Achache dans son documentaire.
Par la caméra de Mona Achache, nous sommes soudain amenés au 18 août 2021, alors que Lola Lafon s’enferme pour une nuit dans l’Annexe qui abrita Anne Frank et les siens avant qu’ils soient dénoncés puis déportés dans les camps nazis en 1944 (l’Annexe fait partie du Musée Anne Frank à Amsterdam). De cette nuit, l’écrivaine tirera un texte, c’est le principe de la collection de Stock “Ma nuit au Musée”: chérir l’insomnie à des fins littéraires.
L’image est très intimiste. Dans la pénombre, une lumière chaude fouille le visage de Lola Lafon, les gros plans s’enchaînent, suggérant le manque d’air et de mouvement.
Déjà un premier écho se dessine: l’angoisse monte, relue à la lumière de ce que fut la fin d’Anne.
Image d’archives et bruits de bottes déchirent toutes les nuances de silence qui s’enroulent autour des mots murmurés par Lola Lafon. Elle raconte l’histoire du Journal et de ses éditions successives. Elle revient sur les coupes insidieuses qui déjudaïsent le journal d’Anne, non pour le rendre universel (il l’est par essence) mais pour mieux le vendre. Des extraits des adaptations aux couleurs criardes nous sautent aux yeux, mettant en avant l’idylle de l’adolescente avec Peter. Oui, Anne Frank a été tout cela aussi, adorée et trahie.
De petits objets de mémoire défilent, maniés par les ongles peints de Lola Lafon, décrit dans un souffle: photos jaunies, lettres, une médaille frappée du portrait d’Anne donnée par la grand-mère de l’autrice, tout s’articule pour construire une narration délicate et puissante.
Les échos s’amplifient et chaque minute dessine un peu plus l’image de deux femmes juives: Lola et Anne. Deux autrices. Anne Frank, drôle, incisive, irrévérencieuse et dont la clairvoyance fait frissonner. Lola l’adolescente des années 80 tournant le dos à la mémoire de la Shoah qui pourtant est en elle, sans qu’elle lui ait été transmise. Lola a « adopté toutes les causes sauf une ». Elle ne veut susciter ni pitié ni haine, elle est petite fille d’exilés qui ont voulu devenir des « français ordinaires ». Lola est née de survivants du pire quand Anne, elle, est tombée un jour de mars à Bergen Belsen, rongée par le typhus.
La chambre d’Anne apparaît comme un point névralgique, si près et pourtant inaccessible à l’écrivaine qui passe l’essentiel de sa nuit à la contourner. Alors, un nouveau jeu d’échos vient traverser Lola, l’écho de sa prime adolescence parisienne. L’image de Charles Chea, fils de diplomate cambodgien, idéaliste et fascinant ami de Lola apparaît à l’écran. Sa famille menacée par les Khmers Rouges, lui aussi doit prendre le chemin de l’exil, à travers l’Europe, puis la Chine avant de disparaître, massacré. Un génocide fait écho à un autre génocide. Une chanson envahit tout l’espace, la chanson du lien indéfectible entre Lola et Charles, « Quand tu écouteras cette chanson, tu penseras à moi » lui avait-il écrit dans l’une de ses dernières lettres.
Le souvenir de Charles ouvre la porte de la chambre d’Anne à Lola. Les mémoires s’entrelacent indéfiniment, d’échos en échos elles font ce que nous sommes.