Vous accompagnez Menahem dans ses réflexions et efforts de reconstruction. La photographie du film, la langue yiddish vivace, les lieux, sont splendides. Comment concilie-ton beauté de l’image et de la langue avec une telle noirceur?
L’idée du film est de chercher la lumière dans la noirceur. Je suis rentrée dans ce monde interdit à travers une blessure, celle de Menahem. Cette blessure me préservait de toute idéalisation. J’ai pu alors laisser parler tout mon amour pour ces hommes qui ressemblaient à mes ancêtres, filmer la sensualité de ce monde hassidique dans la nuit de Bnei Brak. Je vivais un rêve et un cauchemar dont la langue était le yiddish.
Au cours des conversations que vous filmez, Menahem dira notamment : « petit, on m’a fait payer très cher ma beauté ». Il parle de sa beauté physique et de celle de sa voix. Après avoir passé tout ce temps avec lui, croyez-vous que la beauté de Menahem a causé son malheur ?
Il est vrai que tous ces garçons violés que l’on voit dans le film sont très beaux. Et ils le deviennent de plus en plus car là, avec nous, ils sont au centre de leur histoire. On a un pacte tous ensemble : aborder tous les thèmes sans tabou, le fantasme, le plaisir… Ils ne se sentent jamais jugés, ils comprennent très vite qu’ils ne participent pas à une chasse aux sorcières mais à un dévoilement. Car depuis le début, j’ai l’intuition qu’on va découvrir un secret.
Menahem est un chanteur exceptionnel avec une voix sublime. Enfant, on louait déjà ses qualités de chantre ; aujourd’hui, il utilise la beauté de sa voix et de son corps pour la hazzanout et le jeu d’acteurs. Quel rapport entretient-il avec à sa propre beauté?
Menahem est encore traumatisé même si le processus du film lui a permis de se réparer un peu. Il n’aime pas son corps, il lui fait mal. Mais il aime sa voix. Dans la vie, il ne comprend réellement que deux choses: la hazzanout, c’est-à-dire le chant liturgique et le cinéma. Son rêve est d’ailleurs de venir chanter ici, en France.
Menahem discute avec de nombreuses autres victimes, dont une au moins a été prise dans le “cercle vicieux” et a reproduit ces crimes. Il est à la fois étonnamment calme et très désireux d’entendre leur parole. La beauté du personnage vient-elle aussi de ce mélange de candeur, de désenchantement et de bonté?
Ce qui est extraordinaire dans ce monde hassidique, c’est que les gens sont fermés ou ouverts. Et quand ils sont ouverts, ils n’ont aucune limite. Ils ont un rapport à la vérité fascinant. Ils ne sont pas formatés, ils n’ont pas la télévision, pas de cinéma, pas de journaux. Leur seul spectacle est la rue, la synagogue ou la table familiale. Alors quand Menahem chante, c’est comme si Mick Jagger était là, ils viennent tous autour de lui. Et quand Menahem raconte son histoire, ils n’ont aucun faux-semblant. Ils connaissent la brutalité du monde. La Bible c’est violent, Shakspeare c’est violent. Il n’y a que chez nous qu’on raconte des sornettes à la Walt Disney: “Mais non, tout va bien… des viols chez les Juifs? C’est impossible ! etc.”
Le père de Menahem comprend ce qu’on a fait à son fils, il le rejette pourtant au nom de cette impureté. Menahem se sent plus abîmé encore par ce regard des « autres » que par les faits. Quel est son rapport à l’impureté ? La sienne ? Celle des actes qu’il a subis ? Celle des regards qui le condamnent ?
C’est très important car comme le dit Menahem son frère a subi des choses plus terribles que lui et pourtant il s’en est mieux sorti car leur père s’est battu comme un lion pour lui et ça fait toute la différence. Ce sentiment d’impureté qu’éprouve Menahem est celui que le film rêve de casser. Pour que le viol qui existe depuis la nuit des temps partout dans le monde cesse de se multiplier dans le silence de la honte. Oui, je crois que le film se bat comme un lion pour tous les enfants.
M est sorti en salle en 2019
Propos recueillis et traduits par Antoine Strobel-Dahan