Le Dernier des Juifs est le premier long-métrage de Noé Debré, qui n’en est pourtant pas à sa première histoire racontée (il est notamment le scénariste de nombreux films et plus récemment de la série Parlement).
Dès l’affiche, nous sommes prévenus. Nous suivons davantage la mauvaise que la bonne fortune de Ruben Bellisha et de sa mère Giselle dans leur appartement de banlieue parisienne où ils n’ont plus leur place : parce qu’il vaut toujours mieux se résoudre au pire que de vivre dans l’incertitude, « Il faut qu’on parte », répète Giselle à longueur de journée. Ils sont les derniers Juifs de la cité désormais peuplée « de Noirs et d’Arabes » (sic), mais aussi pris au piège de leur existence respective : Ruben et Giselle improvisent humblement à partir de la partition trouée que la vie leur a donnée.
Dans sa vingtaine tardive, Ruben est dépourvu de toute ambition, hormis celle d’écouter le chant des quelques oiseaux malingres sur le chemin du marché, où il se rend rituellement tous les jours, traînant son chariot d’un pas décidé mais ouvert aux détours, bienheureux de pouvoir tâter de belles aubergines qu’il retournera baignées dans l’huile, le soir même, en ouvrant un four fumant, torchon sur la hanche, capricant dans sa petite cuisine comme la chèvre dans son enclos.
Soumis à de cruelles contingences (trouver un travail, se rendre à ses cours de Krav Maga, assurer un savoureux dîner de shabbat familial), Bellisha a la grâce insolite d’un arlequin de comédie, hédoniste et menteur à souhait, et protège sa mère malade de la violence du monde extérieur. L’appartement est chaleureux et accueillant : on se croirait presque sur les bords de la Méditerranée, avec ses murs jaune ambré, la toile cirée dans la cuisine, un petit balcon ensoleillé, les échos chantants des échanges qui montent de la rue.
Giselle de son côté est la plainte et l’inquiétude faites femme. Son monde se réduit à son fils et à son avenir : « Toi aussi, il faut que tu partes ». On la voit petit à petit, pudique, sombrer dans l’inertie des parents malades qui ne veulent être une charge pour personne.
Noé Debré peint une chronique railleuse et tendre de ce couple maladroit et insolite, condamné à rire en pleurs, qui s’accomplit dans la disparition de l’un et dans l’envol de l’autre, autrement dit, la séparation de la mère et du fils.
Le Dernier des Juifs est la chronique intime d’un monde juif où la fantaisie parvient momentanément à chasser l’inquiétude d’être au monde. Michael Zindel et Agnès Jaoui incarnent avec grâce et bonhomie ces personnages dépassés par la vie et ressuscitent tout à la fois, en parlant avec leurs corps, un burlesque triste à la Tristam Shandy [de Thomas Sterne] et la pudeur du « Je ne préfèrerais pas » de Bartleby [d’Herman Melville].
Fanny Arama Noé Debré, vous avez fait précéder le début du film de l’épigraphe suivant, extrait d’Isaïe : « Heureux ceux qui l’attendent ». Comment faut-il interpréter cette phrase liminaire ?
Noé Debré Quand j’ai eu l’idée du Dernier des Juifs comme titre, j’ai lu Le Dernier des Juifs de Derrida que je n’avais jamais lu, bizarrement, qui m’a beaucoup marqué. Je me suis dit Tiens, c’est marrant, Ruben Bellisha c’est un peu un « juste ». Il fait tenir le monde. C’est une notion bizarre, le « juste » : j’ai demandé à un ami qui fait du Talmud ce qu’il en pensait. Il y a une discussion talmudique sur le nombre de justes dans le monde : il y en a un qui dit : Il y en a cent, et finalement il se trouve qu’il y en a trente-six, parce que dans Isaïe il y a ce verset « Heureux ceux qui l’attendent », en hébreu « l’ » = LO (lamed aleph לא) et LO c’est 36. En fait il m’a donné cette citation et j’ai trouvé que cela correspondait bien au film : les personnages sont heureux de l’attente, c’est-à-dire qu’ils sont somme toute assez heureux dans leur condition exilique. Ils sont heureux dans l’attente de Dieu, du Messie, de quelque chose qui n’arrivera probablement pas.
FA Agnès, comment comprenez-vous cette phrase ?
Agnès Jaoui Je ne vais faire que répéter mais je suis d’accord, l’attente est souvent bien meilleure que l’arrivée ! Ils ne vont faire qu’attendre toute leur vie.
FA J’aimerais revenir sur le titre. Au départ, en 1959, André Schwarz-Bart écrit Le Dernier des Justes, qui évoque la vie d’un juif résistant pendant la guerre. Le philosophe Jacques Derrida a repris cette expression et en a fait Le dernier des Juifs dans le livre du même nom. Pour Derrida, le « dernier » se comprend dans le sens où il est le plus mauvais, mais aussi comme le dernier gardien du temple, c’est-à-dire à la fois le plus fidèle, et le plus infidèle. Dans quelle mesure Bellisha correspond-il à cette figure paradoxale du dernier ?
ND Comme vous dites, très prosaïquement, c’est le dernier Juif du quartier, c’est aussi le dernier Juif dans le sens où il n’est pas exemplaire, ce n’est pas un « bon juif ». En même temps, c’est le dernier « vrai » juif : le juif exilique à une époque où il n’y a plus que des pharisiens. Comme il doit quitter la cité, on propose à Bellisha soit, de partir en Israël et de devenir un Israélien, soit de devenir un homme d’étude, de Yeshiva (son père). Lui veut rester le dernier des Juifs.
FA Agnès, que pensez-vous du personnage de Giselle ? Vous est-elle rapidement devenue familière ou était-ce un réel effort d’entrer dans ce personnage ?
AJ Elle me rappelle beaucoup de gens. Elle est un mélange, elle a un côté anachronique. Elle m’a fait penser à mes tantes, à la génération qui précède ma génération. Mes tantes sont arrivées enfants en France. Et puis Giselle me rappelle beaucoup de gens dans son rapport aux Arabes : un mélange de racisme ordinaire et de familiarité avec le monde arabe, ce qui est particulier … !
FA Et le personnage de Ruben Bellisha ?
AJ C’est un personnage que je trouve très juif mais aussi très universel.
FA Justement, à propos de Ruben. Noé, le film évite les pièges idéologiques et identitaires qui font du Juif une victime ou au contraire un dominant, car vous en avez fait une figure burlesque : on ne dira jamais que Charlot est une victime par exemple, pourtant la vie ne lui fait pas de cadeau. Est-ce la dimension burlesque du personnage vous est apparue tout de suite à l’écriture ?
ND Oui, c’est le prérequis du film. Quand j’ai eu l’idée de faire un film sur les classes populaires, j’ai eu un mouvement de recul, pour des raisons évidentes : il ne fallait pas faire un film identitaire ou victimaire. J’ai eu l’idée d’appeler Michaël Zindel qui a une présence comique et poétique au monde. J’ai écrit en pensant à Michaël, et à un personnage miraculeux, qui flotte à la surface du monde. La violence qui s’exerce autour de lui ne l’atteint jamais dans sa dignité.
C’est un personnage qui existe beaucoup dans la tradition littéraire juive yiddish : le « luftmensch », cette espèce de personnage à la Peter Schlemihl, qui existe sous une autre forme dans Les Valeureux d’Albert Cohen. Il y a aussi ce personnage des contes comiques arabes : Shrab, l’idiot génial.
AJ Mais c’est vrai qu’il a du Shrab en lui, mais bien sûr ! Voilà : il m’est familier pour ça : ma mère m’en a raconté plein, des histoires de Shrab : des histoires où le mec est débrouillard mais n’importe comment, et ça donne plein de scènes comiques et des blasphèmes très sympathiques ! C’est un personnage transgressif mais … dans l’innocence absolue.
FA Mais est-ce une véritable innocence de la part de Bellisha ? Ce qui est compliqué à gérer pour lui, ce n’est pas tant la violence du monde et le fait d’être Juif mais faire ses lacets ou ses courses…
ND Michaël Zindel en parle comme cela : il dit : « On a l’impression qu’il est à côté de ses pompes, mais en réalité, il sait très bien ce qu’il fait. Le père, en revanche, on a l’impression qu’il sait, mais il est à côté de ses pompes ».
FA Agnès et Noé, pouvez-vous donner deux adjectifs pour qualifier [Ruben] Bellisha ?
AJ Aérien et bon.
ND Miraculeux et jouisseur. Le risque, c’était de tomber dans le personnage du petit garçon angélique et asexué. Je ne sais pas si vous avez vu Heureux comme Lazare de la cinéaste italienne Alice Rohrwacher. Le personnage principal est complètement angélique et donc asexué ! La sexualité est évacuée pour créer l’image du bien, de l’innocence. Il fallait que Bellisha soit sexué, et pas mal sexué d’ailleurs …
AJ On ne peut pas être sexué et innocent ? C’est une vraie question…
ND Chez les Catholiques, non !
FA Dans une scène avec sa maîtresse qui lui demande de lui dire « des trucs sales en hébreu », Bellisha répond « Evenou Shalom Alehem », qui est presque la seule phrase qu’il connaît : où se situe l’ironie dans cette réplique ? Dans l’allusion à la paix ou dans le fait que c’est une phrase si banale ?
ND Ce qui me plaisait dans cette phrase c’est que ce n’est pas exclusif au judaïsme, c’est quelque chose qui existe dans la liturgie catholique. C’est une phrase naïve, qui, placée dans le contexte d’une scène sexuelle, est drôle. Bellisha devient un objet exotique pour sa voisine musulmane. Et d’ailleurs, à Sarcelles, après la projection, il y a un spectateur qui est venu me voir et qui m’a dit « Ben moi, j’étais le seul Juif de mon collège et un jour, il y a un autre Juif qui est arrivé. Là, j’avais un peu le seum ! J’ai dit à tous mes copains Non mais en fait il est pas vraiment Juif, sa mère est pas Juive ! » Il inventait des trucs pour nuire à l’autre Juif, c’était très drôle !
FA Deux adjectifs pour qualifier Giselle ?
ND Je trouve que les mères juives sont souvent représentées au premier degré. Alors que celles que je connais ont souvent conscience de leurs personnages, elles en offrent une performance, elles font « la Mère juive » ! Il y a une forme d’ironie et de distance chez elles qui est très rarement rendue. D’ailleurs, c’était pour cela que j’étais content qu’Agnès accepte le rôle, parce qu’il fallait qu’il y ait cette intelligence-là, cette distance. Alors je dirais… tendre et espiègle.
AJ J’ai envie de dire protectrice et incapable. Enfin, impuissante.
FA Pouvez-vous nous raconter une anecdote de tournage ?
AJ Moi, ce qui m’a marqué, c’est ma mort. Parce qu’en même temps que je mourrais, il y avait la naissance d’un acteur devant nous : Michaël Zindel. C’est vrai. De la première lecture à la fin du tournage, il a énormément appris. Je l’ai vu : il était très demandeur, et là, c’est comme si je le voyais seul refaire et refaire mieux. C’était assez symbolique. Et moi je ne faisais que mourir et pleurer, et lui voulait faire seul et mieux. Lors de cette scène, on a tous partagé le silence et l’émotion.
ND Il y a une autre scène très forte qui n’est pas dans le film où je lui avais demandé de pleurer dans la chambre vide après la mort de sa mère avec son cousin Solal. Il n’y avait que ça : les larmes, sans mot. La scène était très forte. Cela n’a pas trouvé sa place dans le montage mais c’était puissant comme moment. Ce qui est le plus spectaculaire, c’est le moment où un acteur montre ce qu’il sait faire.
J’ai réfléchi à la scène où Bellisha pleure à la fenêtre après la mort de sa mère notamment parce que Raphaël Nadjari m’avait dit « C’est plus fort quand les personnages pleurent après. Parce que dans la vie, c’est comme ça. On retient ses larmes, puis on est seul, et on pleure. » Dans le film, la mère souffre, puis meurt, alors Bellisha fait ses blagues, mais il ne peut pas pleurer devant sa mère. Je ne voulais pas de mélo à la Douglas Sirk.
AJ Dans la vie, c’est vrai, on essaie de ne pas montrer ses émotions. Le cinéma de Noé est pudique parce que Noé est pudique.
ND Lors du tournage, à un moment, on a mis une enseigne pour une épicerie casher pour la déco, à Noisy-le-Sec, et là il y a un type qui sort de chez l’opticien et qui court et vient nous demander « Il y a une épicerie casher qui ouvre ? C’est super, ça avait fermé ! », et il a fallu lui dire que non, c’est pour un film. C’était dur !
AJ Mais c’est ce que m’a dit ma pharmacienne, qui ne trouvait plus d’épicerie kasher dans le Marais !
ND À Charenton j’ai un ami qui a fait la campagne municipale et il disait que ce qui inquiétait les habitants non Juifs, c’est : « Il n’y a pas de restaurant ouvert le vendredi soir ! ». Le maire ne savait pas quoi faire !
FA Noé, pouvez-vous nous parler de la genèse du film ?
ND Le film est né suite à plusieurs idées, images… Un court-métrage allemand m’a beaucoup marqué : Masel Tov Cocktail d’Arkadij Khaet et Mickey Paatzsch, 2020). À un moment il y a le plan d’un type qui se promène seul dans son quartier. Un jeune juif des quartiers populaire : cette histoire-là n’a jamais été racontée en France. J’ai pensé à Michaël, à L’Arabe du futur de Riad Sattouf, et le film s’est cristallisé assez vite. Je me souviens aussi d’une conversation avec une jeune femme qui me parlait d’antisémitisme – moi je minimisais un peu – et elle me disait « Dans l’ascenseur, dans la cité où vivent mes parents, il y avait écrit « Vive Mohamed Merah » ». J’avais besoin de m’y confronter, d’aller voir. Je me suis beaucoup documenté pour écrire Le dernier des Juifs. Je suis un peu plus au clair avec le sujet, je pense.
AJ Tu m’as dit aussi que tu fais un film à l’endroit où tu es embêté.
ND Oui, c’est vrai ! C’est Romain Gary qui dit qu’il fait des films pour régler leur compte à certains sujets : quand le racisme devient insupportable aux États-Unis, il écrit Chien blanc ; quand la question environnementale le rend fou, il écrit Les racines du ciel ; quand il n’arrive pas à dormir au souvenir de la collaboration en France, il écrit Les Cerfs-volants. Il fait un film par anxété. Moi je fonctionne un peu comme ça aussi. J‘avais besoin de faire un film sur les Juifs et la France. Et quelque part, j’y ai trouvé une certaine forme d’apaisement.
On m’a beaucoup demandé : « C’est quoi le message du film ? » Mais si le film avait eu un message, je n’aurais pas eu besoin de le faire ! Si je pouvais dire « Le film dit ça et ça et ça », ce n’était pas la peine de le faire ! Le film a un discours mais pas un message à résumer en une phrase.
AJ D’autant plus que le message appartient à ce que le spectateur fait lui-même du film. Exiger un message, c’est exiger d’expliquer en quoi une blague est drôle. C’est déprimant !
ND Je passe ma vie à me demander de quoi parle le film. Le film doit être plus grand sur mon opinion sur le sujet du film.
FA Quelle est la plus belle remarque qu’on vous ai faite sur le film ?
ND – Moi, ce qui me touche beaucoup, c’est la nostalgie des gens qui viennent me voir pour me dire qu’ils ont reconnu quelque chose de leur vie en banlieue parisienne. Un type est venu me dire qu’il avait grandi à Villiers-le-Bel et m’a dit « Moi, ça me manque Villiers-le-Bel. C’est pas comme on dit ! ». Beaucoup de gens ont réagi à la scène dans laquelle les vieilles femmes Arabes apportent à manger à Bellisha après la mort de sa mère : « La cité, c’est comme ça.»
À la fin du tournage les gens me demandent : « Mais alors il va où Bellisha après avoir quitté la cité ? » Les gens voudraient que je leur dise ce que doivent faire les Juifs de France ! Je me garderais bien de répondre à cette question et surtout il s’agit de Bellisha, et de personne d’autre. Dans J’ai épousé un communiste, Philipp Roth écrit quelque chose comme « Quand on fait du cas général, on a le communisme, et quand on fait du cas particulier, on a la littérature ». Le cinéma ou la littérature, c’est du cas particulier.