Delphine Horvilleur Je voudrais débuter par une anecdote : j’ai eu la chance, il y a quelques années, de donner un cours à Saint-Cyr devant des militaires, et on parlait ce jour-là de leadership. Je m’apprêtais à leur présenter toute ma théorie selon laquelle un leadership fort dépend d’une bonne capacité à douter et se remettre en question, lorsqu’un des généraux qui étaient présents a pris la parole avant moi pour dire : « Un bon leadership, c’est une capacité à ne surtout pas douter ». Il avait, en une phrase, totalement balayé mon intervention. Je voulais commencer par là : d’après vous, un bon leader est-il quelqu’un qui doute ou quelqu’un qui ne doute pas ?
Éric Danon Un bon leader, c’est quelqu’un qui doute fortement à l’intérieur mais qui ne doit pas douter devant les autres. Évidemment, le leader doit douter, à la fois parce que cette introspection va lui permettre de sentir les choses, de comprendre la situation, mais surtout de pouvoir se remettre en question à tout moment pour s’adapter à une situation mobile. En revanche, il est vrai que douter devant les autres peut faire perdre la capacité d’entrain qui est nécessaire au leadership, parce que le leadership, c’est d’abord entraîner les autres vers un objectif. Et si jamais on voit que le leader doute, à la fois quant au but et à la manière d’y arriver, alors il perd sa capacité d’entraînement.
DH Cette capacité d’entraînement s’apprend-elle ou naît-on leader ?
ÉD Les deux sont possibles, c’est le problème du don et du talent. Il existe des leaders nés, qui ont une forme de charisme, d’énergie intérieure communicative, d’autres doivent travailler cette question. Mais ce qui est sûr, c’est que plus on doit entraîner des gens de cultures différentes, d’âges différents, bref, une société hétérogène, plus il faut apprendre, parce que le modèle avec lequel on a pu travailler auparavant va finir par s’effriter. Alors que faut-il apprendre ? Il faut apprendre les leçons des anciens, pas des techniques ou des méthodes, mais apprendre à comprendre très profondément les gens que l’on veut entraîner, pour parvenir à les entraîner. La différence entre un leader et un chef se dessine ici. Si on doit aller d’un point A à un point B, le chef vous dira : « Nous allons à B », ce que n’importe qui pourrait dire sans que cela suffise à vous entraîner. Le chef va arriver à vous entraîner jusqu’au point B. Le leader, c’est bien plus fort, il vous fait vous dire : « Oui je suis prêt à aller au point B mais, en plus, j’ai le sentiment que je ne peux y aller qu’avec lui, que grâce à lui », donc il y a soudain une forme de sacralisation de la manière d’y aller parce que l’allégeance est d’abord le sentiment que c’est avec lui et pas avec quelqu’un d’autre qu’on pourra le faire.
DH Pouvez-vous identifier dans votre parcours des gens qui ont joué ce rôle pour vous ?
ÉD Je ne me situe pas dans un modèle d’admiration telle vis-à-vis des gens – même les plus forts, les plus intelligents que j’aie vus – qu’elle puisse m’entraîner. Je suis dans une forme de distanciation qui explique pourquoi je n’ai jamais pu militer dans un parti politique, jamais pu participer « les yeux fermés » à cet exercice. Et puis, très vite, je me suis rendu compte, parfois, des limites du leader et du leadership. Je me sens assez distancié par rapport à ces phénomènes. En revanche je considère qu’ils sont indispensables en politique et je salue ceux qui y arrivent. En même temps, je crois ne m’être jamais laissé embarquer dans des aventures collectives sans voir immédiatement le contrepoint qu’il fallait y apporter. Ce que je détecte immédiatement, c’est celui qui pratique le leadership sans, justement, s’être interrogé sur lui-même. Parce qu’à ce moment-là, je trouve qu’il n’est pas légitime, parce que la raison pour laquelle il fait ce qu’il fait est, pour moi, déterminante. Certains le font par frustration ou par névrose, quand d’autres le font parce que c’est un vrai but qui leur tient à cœur et qui est une cause légitime ou juste – pour autant que l’on puisse déterminer une cause comme juste. Mais je suis absolument sûr que ce besoin existe au niveau des sociétés, et qu’une société sans leadership, malheureusement, tend à s’éparpiller et à se chamailler plus ou moins gravement. Parce que le leadership, tout de même, c’est arriver à mettre ensemble des désirs concurrents, des désirs différents et à les faire converger plutôt que chacun ne tente d’imposer son point de vue. Pour cela, il faut que le projet proposé dépasse les envies de chacun. Le leader est alors celui qui va montrer aux autres une sorte de transcendance du projet supérieur à tous. Il n’y a pas de leadership s’il n’y a pas d’abord la démonstration du sens. Un leader est quelqu’un qui va donner un sens à l’existence même des gens, le temps d’un projet en disant : « Cette aventure collective n’est pas plus importante que vous, mais elle dépasse vos désirs individuels et surtout, elle vaut la peine d’être vécue ».
DH Oui, un sens pour celui qui entend et qui s’apprête à suivre. En vous écoutant, je pensais à nombre de leaders dans la tradition biblique. Ce qui est intéressant, c’est que la plupart des leaders bibliques sont des personnages très faillibles, ou cassés, ou brisés. Abraham devient un grand leader après avoir connu une très longue période de stérilité, Jacob boite… Puis apparaissent des leaders comme Jospeh qui vit une partie de sa vie dans un trou, en prison, avant d’en remonter, ou Juda qui, lui-même, a dû connaître un exil et une introspection, un face-à-face avec sa culpabilité. Cette idée du leader cassé qui devient légitime par sa vulnérabilité et sa brisure vous parle-t-elle ?
ÉD C’est absolument fondamental. La force du Livre est de montrer cette dimension fondamentale. C’est-à-dire que, parce qu’il y a une faille au départ, il peut toujours y avoir contestation, et sur cette faille le leader construit sa force ; et celui qui l’écoute va, en permanence, en miroir, construire un doute sur l’infaillibilité du leader. Le leader sera toujours confronté à ces problèmes profondément humains, que ce soit la résignation, la contestation de la légitimité, le doute sur la nécessité de l’effort ou du sacrifice. L’adhésion se construit donc sur la faille. Et chacun adhère à l’autre lorsqu’il a bien compris la faille de l’autre et qu’il renvoie de cette faille une image satisfaisante.
DH Vous êtes en poste en Israël depuis quelques années. Quand vous le comparez au leadership à la française, constatez-vous qu’il y a en Israël un autre type de leadership ?
ÉD Vraiment, oui. Israël a, par rapport à beaucoup d’autres pays, un style de leadership absolument spécifique sous divers aspects. Tous les leaders ici portent une part de l’histoire du peuple juif, donc il y a toujours quelque chose qui a à voir avec la survie, avec l’action et le sauvetage par l’action. C’est un leadership qui, par rapport à d’autres pays, réfléchit assez peu sur lui-même. Il n’y a pas de théorisation du leadership parce que l’action remplace souvent la réflexion. L’action s’appuie sur la conscience de la nécessité de la survie. S’il n’y avait pas l’histoire du peuple juif, ce type de leadership serait dénoncé comme étant court-termiste, sans vision longue, purement tactique et opportuniste. L’histoire du peuple juif étant totalement unique, le leadership qu’elle entraîne est aussi totalement unique.
DH J’écoutais plus tôt l’interview d’un Ukrainien à qui on posait la question de comment il allait réagir face à la menace qui pesait sur lui et sa famille, et il disait, avec beaucoup d’humilité, quelque chose de magnifique : « Je sais quel homme j’ai été en temps de paix, je ne sais pas encore quel homme je serai en temps de guerre ». Dans cette période périlleuse de violences armées, se pose la question du leadership dont on a besoin en temps de paix et en temps de guerre. Une même personne peut-elle devenir un leader totalement différent lorsque surgit la guerre ?
ÉD J’ai constaté cela de nombreuses fois, oui. Les hommes se révèlent dans la crise. Quand tout va bien, c’est facile ; c’est quand la crise arrive qu’on peut voir comment réagissent les gens. J’ai vu parfois, en cellule de crise, dans des situations très difficiles, des gens qui me semblaient initialement très solides s’effondrer et d’autres, qui ne payaient pas de mine en temps normal, devenir d’une capacité incroyable de force et de détermination dans la crise. C’est une question clé.
Une anecdote sur mes études à l’ENA me revient. e passe en premier à l’oral parce que la lettre D est tirée au sort et le président du jury, un vieux monsieur très décoré, me demande comment je juge quelqu’un. Je commence à dire que je regarde ses qualités et ses défauts, je mets un peu de morale là-dedans. Mais il insiste : « Quelles questions vous posez-vous ? ». Je bafouille un peu la même chose : « Est-il comme ci ou comme ça ? ». Il m’arrête et me dit : « Une seule question ». Je ne comprenais pas ce qu’il attendait que je lui dise. Puis je le regarde, son âge, ses décorations, et je dis : « S’il y a une seule question, c’est forcément une question sans réponse, parce que, autrement, ce serait trop facile de juger quelqu’un. La seule question qui vaille et qui soit sans réponse est : aurait-il résisté ? ». J’ai vu à ce moment-là, vu son passé, que c’était exactement ça qu’il attendait. Justement, lorsqu’on n’a vécu que la paix, on ne peut pas savoir comment on va réagir pendant la guerre. Ce que nous voyons aujourd’hui, dans ce nouveau et terrible conflit, c’est que quelqu’un qui, par exemple, avait été plutôt moqué lorsqu’il avait été élu, se révèle en réalité exactement en phase avec une population et est capable de l’emmener dans un leadership d’un type nouveau, alors qu’un leader aguerri par plus de vingt ans de pouvoir s’effondre en communication en une semaine, lorsqu’il est vraiment confronté à une situation nouvelle, en ce sens qu’il n’avait absolument pas prévu les réactions qui viendraient en face de lui. Et ceci est tout à fait passionnant.