Parmi les nombreuses paraboles contenues dans le chef-d’œuvre de l’ésotérisme juif médiéval, le Sefer haZohar, il en est une qui appartient à un récit plus vaste, connue sous le nom de Sabba Mishpatim, à propos de rabbins se rencontrant pour deviser des secrets de la Torah. Par le truchement d’un interlocuteur mystérieux rejoignant la conversation, cette parabole veut illustrer la manière dont celui qui s’engage sérieusement dans l’étude de la littérature sacrée devrait aborder le texte :
Ils [ceux qui étudient la Torah en dilettante] ne voient pas le chemin de la vérité dans la Torah.
Chaque jour, elle les appelle, avec amour, mais ils refusent de tourner la tête vers elle… À quoi cela peut-il être comparé ? À une ravissante bien-aimée cachée au plus profond de son palais. Elle a un prétendant, inconnu de tous et caché comme elle. Par amour pour elle, cet amant ne cesse de passer sa porte, cherchant partout du regard. Sachant que son amant déambule constamment autour de sa porte, que fait-elle ?
Elle ouvre une petite fenêtre dans son palais caché, dévoilant son visage à son prétendant, puis se retire rapidement, pour se dissimuler à nouveau. Nul autre que l’amant ne s’en aperçoit ni même ne l’imagine, et son cœur et son âme et tout en lui s’épanche vers elle. Il sait que, par amour, elle s’est révélée à lui en cet instant unique, pour éveiller en lui l’amour.1
Ainsi en est-il d’une parole de Torah : elle ne se révèle à nul autre qu’à son prétendant. La Torah sait que celui qui est sage dans son cœur déambule chaque jour devant de sa porte. Que fait-elle ? Elle lui révèle son visage depuis son palais, lui fait un signe, lui offre un indice, puis se retire rapidement dans sa cachette. Nul autre alentour ne s’en aperçoit ni même ne l’imagine – lui seul sait, et son cœur et son âme et tout en lui s’épanche vers elle. C’est pourquoi la Torah se révèle et se dissimule. Avec amour, elle approche son prétendant pour éveiller en lui l’amour.
Pour saisissant qu’il apparaisse au lecteur moderne, ce récit romantique de la relation entre les textes juifs et ceux qui les étudient, dépeinte comme une idylle entre deux amants, n’est pas inédit. Il incarne plutôt un sous-genre particulier au sein d’une vaste tradition juive de théologie érotique qui trouve ses racines dans le livre biblique de Shir haShirim, le Cantique des Cantiques. Il se poursuit avec la même intensité à travers le Talmud, le midrash et la littérature juive médiévale, affirmant que l’analogie idéale pour définir l’amour de Dieu pour Israël et l’amour qu’Israël devrait porter à Dieu est celle de l’amour entre un homme et une femme. Et, comme l’amour d’ici-bas, cette inclination divine est infusée d’éros : un désir profond, et même charnel, pour l’amant tant attendu; un désir parfois réciproque, souvent sans réponse2.
Le concept de « biblico-érotisme » forgé par Moshe Idel, selon lequel le texte est objet de désir, et son étude est expérience sensuelle, n’est peut-être pas aussi ancien que la Bible, mais presque. La Sagesse, entité hypostatique personnifiée en femme dans les Proverbes, recherche de jeunes hommes pour l’enlacer. Elle est une âme sœur désirable. Comme une bonne épouse, elle est un joyau précieux dans la vie d’un homme.
Les Rabbins en viennent à faire correspondre cette figure de la Sagesse à la Torah, également considérée comme une entité féminine (Avot 6:7). Plus encore, la Torah est présentée comme la compagne la plus désirable du peuple d’Israël. Dans le Sifrei Devarim, le lecteur est invité, non sans malice, à lire le verset 33:4 du Deutéronome « La Torah est l’héritage (morasha) d’Israël » comme « La Torah est me’orasha (la promise) d’Israël », rendant explicite le sous-texte érotique induit par la conviction rabbinique de ce qui constitue la relation idéale entre les juifs et la Torah : une relation conjugale vivante plutôt qu’un héritage inerte.
Comme il sied à une religion qui se concentre sur l’action, cette équation symbolique comporte également un élément performatif : l’étude de la Torah. L’amour dans sa condition spirituelle possède, comme son équivalent humain, un corollaire actif. L’idée de l’étude comme un coït est récurrente dans la littérature rabbinique. Notamment dans un passage qui détaille les vertus du mariage, lorsque le Sage Simeon ben Azzai se voit reprocher son célibat. Il réplique : « Que puis-je faire ? Mon âme est amoureuse de la Torah. Le monde peut être peuplé par d’autres que moi » (Yevamot 63b). Cette réponse relève autant de l’excuse que du défi : si l’intimité physique est bien l’idéal, il n’en reste pas moins que, pour certains, l’intimité spirituelle avec la Parole divine est si captivante que l’idéal biologique ne peut pas nécessairement être atteint. Le lien que l’on peut créer avec la Torah peut certes aller à l’encontre des conventions mais, pour certains du moins, son pouvoir de séduction ne peut pas être nié.
L’une des expressions talmudiques les plus complexes de la force érotique qui sous-tend de l’étude de la Torah est le récit du quasi-viol de Rabbi Yohanan par le bandit juif Resh Lakish (Baba Metsia 84a). Lorsque Yohanan déclare : « Ta vigueur ferait mieux d’être pour la Torah », il détourne les avances de Resh Lakish et le convainc plutôt de sublimer sa pulsion sexuelle dans l’étude sacrée. Dans le récit qui suit, apparaît en sous-texte un trio amoureux entre Lakish, Yohanan et la Torah, tandis que les deux hommes passent de compagnons à rivaux, puis deviennent étrangers l’un à l’autre, avec des conséquences tragiques.
C’est pourtant la tradition juive mystique qui va transformer cette métaphore en impératif métaphysique. Dans la Kabbale, la maxime rabbinique Talmud Torah lishma, « La Torah étudiée pour elle-même » [pour l’étude], est com- prise comme « La Torah étudiée pour Elle-même », pour la Shekhina, la présence divine féminine. Le Sefer haBahir est certainement le premier à définir l’étude de la Torah comme une « excitation préliminaire » 3, un rituel humain mimétique qui stimule une excitation parallèle et une union des attributs masculins et féminins du divin, mettant ainsi le cosmos en harmonie4 :
Car à chaque heure durant laquelle un homme étudie la Torah pour elle-même, la Torah qui est au Ciel s’unit avec le Saint-Béni-soit-Il.
Pour finir, une observation de Moses Hayyim Ephraim, maître hassidique du XVIIIe siècle, nous permet de boucler la boucle pour revenir à la parabole d’ouverture :
Lorsqu’un homme se consacre à l’étude de la Torah pour elle- même… lui et la Torah deviennent un dans une unité et une unicité parfaite, comme l’union d’un homme et de sa femme, telle que décrite dans le Shabbat Mishpatim, comme il est dit de l’union physique : « Et ils deviendront une seule chair » (Genèse 2:24)5.
Pour Moshe Hayyim, l’étude de la Torah va de pair avec l’union de l’homme et de la femme, ce qui en fait une action implicitement équivalente au premier commandement : « Croissez et multipliez ».
Cette idéologie qui accorde à l’étude de la Torah une fonction cosmique n’a globalement pas survécu à l’épreuve de la modernité. Pour autant, qu’il s’agisse de métaphore ou de phénomène vécu, il est toujours possible pour un juif d’aujourd’hui de décrire et même de faire l’expérience de « l’étude de la Torah pour elle-même » avec un désir passionné comparable à l’éros.
1. Dan Matt, ed., The Zohar : The Pritzker Edition. II: 94b-95a
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2. Geoffrey Dennis, “The Bride of God: Jewish Erotic Theo- logy” in Jews and Sex, Nathan Abrams, ed. (2008)
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3. Zohar Hadash, 88b-c
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4. Geoffrey Dennis, ed. Sefer ha-Bahir, (2017), §196
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5. Elliott Wolfson, Circle in the Square : Studies in the Use of Gender in Kabbalistic Symbolism, (2005), 24.
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