Le rituel du séder est un étrange entremêlement d’actes performant la sortie d’Égypte et de textes d’époques diverses, compilés en une narration parfois surprenante. Dans cet article, j’aimerais me focaliser sur un mot-clé sous-estimé de la haggada, אלו, « si ». Dès l’ouverture du maggid, moment narratif de la haggada, ce « si » retentit comme une invitation à repenser notre rapport au temps et à l’Histoire :
Nous étions esclaves du Pharaon en Égypte, et l’Éternel, notre Dieu, nous a fait sortir de là d’une main forte et d’un bras étendu. Et si le Saint béni soit-Il n’avait pas fait sortir nos pères d’Égypte, alors nous, nos enfants et nos petits-enfants serions restés asservis au Pharaon en Égypte.
Aussi, même si nous sommes tous sages, tous érudits, tous versés dans la Torah, nous serions encore obligés de discuter de la Sortie d’Égypte ; et celui qui fait la narration de la Sortie d’Égypte plus longuement est digne de louanges.
La construction en chiasme de ces phrases liminaires place d’emblée le « et si » au centre de la réflexion. Et si le cours de l’Histoire n’avait pas bifurqué ? La haggada s’inscrit ici en faux contre une conception progressiste et linéaire, où la libération des Hébreux aurait été inéluctable. Bien que les pharaons aient disparu d’Égypte depuis des siècles au moment où ce texte est rédigé, pour le narrateur, rien ne garantissait que les événements se déroulent ainsi. La sortie d’Égypte n’obéissait à aucun déterminisme historique. Elle incarne au contraire une rupture dans l’histoire linéaire, d’un moment où ce qui ne devait pas arriver est justement arrivé.
C’est parce qu’il s’agit d’une histoire qui n’aurait pas dû avoir lieu, nous dit le narrateur, que nous avons le devoir de discuter de la sortie d’Égypte. « Même si nous sommes tous érudits », nous devons discuter de ce moment où nos vies ont basculé. Car, en débattant inlassablement de cet instant transformatif, chaque génération devient contemporaine de la libération. Cette pénétration du passé dans le présent se fait à travers ce « et si », qui nous indique que l’Histoire n’est pas complètement derrière nous. Pour reprendre les termes de Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, nous dirons que la haggada rejette en bloc le « temps homogène et vide ». Le moment présent du séder n’est pas un simple point de passage entre passé et futur, mais l’instant susceptible de stopper le cours de l’Histoire et de libérer les passés inaccomplis.
La délivrance peut survenir à tout moment, réintroduisant une discontinuité radicale dans le temps historique. Cette idée clé du séder est parfaitement illustrée dans un autre passage intriguant de la haggada qui met en valeur ce si (אלו) réveillant les passés enfouis. Énumérant les étapes qui ont mené à la délivrance, il ponctue chaque jalon d’un étonnant Dayénou ! : « Si Dieu nous avait fait sortir d’Égypte sans nous faire traverser la mer, cela nous aurait suffi ! », « S’il nous avait menés au Sinaï sans nous donner la Torah, cela nous aurait suffi ! ». Une libération qui s’achèverait dans un bain de sang sur les rivages de la mer Rouge, un Sinaï muet, vraiment ?
En fait, cette narration faite de si successifs est l’exact opposé du Il était une fois des contes de notre enfance. L’enjeu n’est pas de célébrer un happy end révolu, mais d’introduire une brèche dans la trame du présent. Chaque « si » marque une bifurcation, un carrefour où l’histoire des Hébreux aurait pu emprunter un autre chemin. Ce ne sont pas tant les étapes de la délivrance que les interstices entre elles que saisit le narrateur – ces moments de bascule où tout peut arriver. Les dix plaies, la sortie d’Égypte, la mer Rouge, le Sinaï, les années dans le désert, etc. incarnent chacun cette possibilité sans cesse renouvelée d’un présent libérateur, où ce qui doit advenir est interrompu. Le télos, le but, importe peu – y en a-t-il même un ? C’est parce que la délivrance peut surgir à chaque instant que nous disons : Dayénou ! « Cela nous suffit ».
Nous voilà arrivés à un dernier passage, un extrait de la Mishna apparaissant également à la fin du maggid : « De génération en génération, l’homme est tenu de se considérer comme s’il(ולאכ) était sorti d’Égypte ». Une fois encore, on note cette injonction non pas à commémorer un passé révolu, mais à l’incarner dans notre présent. C’est seulement parce que nous aurions pu être esclaves comme nos ancêtres que nous pouvons goûter la liberté et la transmettre en héritage.
Relevons cependant que deux versions de ce texte existent. La première suit celle qui apparaît dans la plupart des haggadot de Pessah. Une autre version, qui apparaît notamment dans les haggadot yéménites suivant le rituel établi par Maïmonide, propose : « De génération en génération, l’homme est tenu de se montrer comme s’il (כאלו) était sorti d’Égypte ».
לראות ou להראות, se considérer ou se montrer, tout semble se jouer à une lettre. Pourtant, existe-t-il une différence réelle dans l’application de cette ordonnance ? Tout au long du séder, une gestuelle précise nous fait vivre ce moment comme si nous y étions. Des herbes amères au vin de la liberté, nous affirmons ne pas être des descendants d’esclaves, mais bien des affranchis.
Nous portons en nous à la fois l’amertume de la servitude et l’ivresse de la liberté. C’est parce que nous nous montrons comme affranchis, parce que nous performons cette liberté, que nous pouvons nous considérer comme libérés.
Le séder est donc cette « remémoration » au sens benjaminien – une anamnèse active, transformatrice, trouant le continuum temporel pour y insuffler « des éclats du temps messianique ». Ce messianisme ne renvoie pas à un futur prédéterminé, qu’on l’attende passivement ou qu’on s’efforce de le faire advenir. Il affirme au contraire que la rédemption n’est jamais donnée d’avance. Et si elle n’arrivait jamais ? Et si le moment présent n’était qu’une pause, un répit, avant la catastrophe approchante ? Ces questions, Juifs et Juives se les sont transmises de génération en génération. À Pessah, en ravivant le souffle libérateur des origines, chacun est appelé à faire son possible pour insuffler au présent sa pleine signification. Pour que, de génération en génération, nous continuions d’affirmer : Dayénou !