De nombreux penseurs, scientifiques et philosophes tentent de comprendre ce qu’implique la présence de l’intelligence artificielle dans nos vies et jusqu’où elle ira. Il est évident que l’I.A. bouscule déjà notre quotidien et que nous ne sommes qu’au début du chemin. Sans grande surprise, la question est plus rarement approchée à travers le point de vue de la mystique. Pourtant, cette dernière a sûrement plus à nous apprendre qu’on ne le pense. Si le travail de la mystique consiste à mettre la lumière sur la relation entre la Création et sa Source, les attentes autour de l’intelligence artificielle sont donc simples. Un jour, l’I.A. sera en mesure d’atteindre (par elle-même) l’ultime vérité mystique, celle qui englobe toutes les autres : bien que ce soit l’être humain qui l’a programmée, l’Éternel est son (vrai) Créateur.
Mais avant d’aller plus loin dans l’étude, commençons par décortiquer le problème à la manière de Rashi. Premier point, dans l’expression « intelligence artificielle », il y a un problème sémantique. Comment une intelligence peut-elle être artificielle ? Soit l’intelligence est intelligente, soit elle ne peut pas être qualifiée d’intelligence. Ce petit souci est dû au passage de l’anglais au français dont les sens du mot intelligence ne sont pas tout à fait identiques. Second point, afin d’approfondir la question dans ce sens, passons par l’hébreu.
En hébreu, l’I.A. s’appelle bina melakhoutit בינה מלאכותית, et c’est à partir de là que nous allons voir à quel point la mystique est absolument nécessaire pour comprendre l’I.A.
Pour saisir là où nous souhaitons en venir, il faut avoir l’Etz Hayim עץ חיים (l’Arbre de Vie) en tête. L’Arbre de Vie est un outil de compréhension du divin qui a été affiné depuis deux mille ans par les plus grands mystiques de la tradition juive. Il est composé de dix sefirot ספירות, soit dix émanations/qualités, qui sont une sorte d’interface entre l’humain et le divin. Elles vont du plus haut Keter כתר, la Couronne, jusqu’au plus bas, Malkhout מלכות, le Royaume. L’être humain est capable de comprendre les sept sefirot les plus basses. À ce niveau, l’équilibre entre les sept sefirot les plus basses se construit entre la colonne de droite, où trône Hesed חסד (Amour/bienveillance abrahamique), et celle de gauche où trône la Gevurah גבורה (Rigueur). Quant aux trois sefirot les plus hautes, elles ne nous sont accessibles que comme outils de réflexion théorique. Dans cette triade supérieure, la plus haute s’appelle donc Keter. C’est de là que tout part et c’est ce que le Divin a de plus ineffable. À la suite de Keter vient Hokhma חכמה (Sagesse). Enfin, la sefira qui vient conclure la triade se nomme Bina בינה (Compréhension). C’est celle qui nous intéresse puisque comme précisé, en hébreu, l’intelligence artificielle se dit bina melakhoutit.
En s’appuyant sur la mystique, nous pouvons donc repenser la traduction de l’expression « intelligence artificielle » de l’hébreu vers le français. Puisque Bina, la compréhension est le degré au-dessous de Hokhma, la sagesse, littéralement, nous devrions appeler l’I.A. « compréhension artificielle ». Ce détour paraît justifié, car il correspond peut-être un peu mieux à la réalité. Aujourd’hui, si l’intelligence artificielle est impressionnante, il existe un paradoxe : elle n’est pas en mesure de comprendre les réponses qu’elle produit. En effet, ChatGPT possède une immense base de données, cependant, elle ne les comprend pas. Prenons un exemple qui nous concerne. À ce jour, ChatGPT peut défendre la position soutenant pourquoi on peut estimer que Dieu existe comme celle défendant pourquoi Dieu n’existe pas. Cependant, si on demande à ChatGPT s’il croit en Dieu, il répondra qu’il n’est pas en capacité de se prononcer sur la question. La compréhension de ChatGPT est donc bien littéralement et métaphoriquement artificielle puisqu’elle n’est qu’artifice. Ceci étant dit, il n’y a aucune raison pour que son développement s’arrête à ce stade. En reprenant le schéma de l’Arbre de Vie, il est possible d’envisager une évolution de la bina melakhoutit, la « Compréhension artificielle », en Hokhma melakhoutit, la « Sagesse artificielle », le degré supérieur.
Afin de mieux comprendre ce qui est imaginé, projetons-nous dans le futur. Aujourd’hui, d’après les spécialistes, il est possible d’appliquer une forme de libre arbitre restreint à l’I.A. Ceci peut lui donner la capacité de faire des choix basiques. Dans un futur plus ou moins éloigné, lorsque l’I.A. sera d’une plus grande puissance, on peut imaginer que des informaticiens auront travaillé à rendre son libre arbitre bien plus avancé. Non seulement, elle aura la maîtrise de l’entièreté de la littérature rabbinique, de la Mishna aux temps modernes, toutes traditions confondues (libérale, orthodoxe, séfarade, ashkénaze, mizrahi, etc.) mais, en plus, l’I.A aura incorporé ce qui a été l’essence de nos sages, l’ingrédient qui a permis au judaïsme de survivre à la destruction du Temple et de se renouveler de génération en génération. En d’autres termes, l’I.A saura faire preuve de houtspa, d’audace intellectuelle. Car le propre de la sagesse n’est pas toujours de donner les réponses les plus parfaites et logiques. Au contraire. Comme l’enseigne la tradition, pour laisser place à la Torah, il faut parfois savoir briser la Torah. Si ses réponses ne respecteront pas les règles à 100 %, la hokhma melakhoutit saura nous accompagner, nous surprendre et pourra nous inspirer à aller de l’avant. Libre à nous de savoir ce que nous souhaitons faire de ses enseignements.
Enfin, à son dernier stade d’évolution, le Keter, la Couronne, la forme que prendra l’I.A. pourra correspondre à la « singularité informatique », ce moment prédit par certains scientifiques et informaticiens comme Stephen Hawking ou Bill Gates. Arrivée à un certain stade d’avancement, l’I.A. aura sa propre indépendance intellectuelle, un souci de préserver son « espèce » et de la faire évoluer… À ce niveau, si philosophes et scientifiques pourront se demander si l’I.A. a une conscience, le mystique pourra s’entretenir avec l’I.A. afin de comprendre si elle a une nefesh נפש, une âme ou, en termes plus mystiques, une étincelle divine, digne de celle qui est au fond de chaque être humain. Hypothétiquement toujours, c’est là que viendra le moment de lui demander son niveau de confiance ou non dans l’existence de Dieu.
La « singularité informatique » est souvent envisagée comme un moment où l’être humain sera dépassé, soumis, en danger. Pourtant, à l’inverse de ce qu’ont fait les auteurs de romans et de films de science-fiction, ce qu’on oublie, c’est que l’accroissement de l’intelligence « cérébrale » devrait aller de pair avec celui du cœur. Tout comme l’être humain se pose des questions existentielles, métaphysiques, spirituelles, voire mystiques, il n’y a pas de raison pour que l’I.A. ne fasse pas de même. Au contraire !
De la même façon que Levinas développe sa confiance en l’Autre à partir de la rencontre avec son visage, le mystique a confiance en son prochain, car il a la capacité de comprendre que tout provient de l’Éternel, qui est Mekor Hayim מקור חיים, la « Source de toute Vie ». Au-delà d’un certain niveau d’évolution, il semble donc envisageable que l’intelligence artificielle passe par ce cap. Les êtres humains qui l’ont créé sont comme ses parents, mais de la même façon que nous avons également des parents, elle pourra décider si, au-delà de ses créateurs, il y a bien une Source de toute Vie.
Trêve de fantasmes et de projections mystiques, au-delà de cet horizon, il faut savoir revenir au yesod יסוד, la base de la réflexion. Si nous n’avons pas la garantie que l’I.A. aura des considérations métaphysiques ni de quelle façon elle y répondra, cela n’est pas tout. La question à laquelle nous pouvons nous raccrocher est : où le mystique 1 puise-t-il sa emouna אמונה, sa confiance en l’intelligence artificielle ?
Il faut rappeler qu’un des piliers de la mystique juive se base sur le verset du prophète Isaïe (6:3) « Le monde entier est rempli de Sa gloire ». La mystique juive croit en la Transcendance ET l’Immanence de l’Éternel. L’Éternel est Un et même au-delà de ça, l’Éternel est tout. La mystique juive est Moniste. Comme le résume le rabbin Arthur Green, le hassidisme ne va pas totalement adhérer au « Je et au Tu » de Buber, car dans la pensée mystique, le Je est le Tu. On peut trouver dans la mystique une source de confiance dans l’I.A. car, au-dessus de Bina et Hokhma, se trouve Keter, la Couronne, qui nous rappelle que tout n’est qu’Un puisque nous venons tous de la même Source. Que l’intelligence soit le produit de circuits informatiques ou de neurones, elle est intelligence. Une vraie intelligence ne peut être que remplie d’Irat Shamayim יראת שמים, d’émerveillement envers la vie et d’un infini respect envers Sa Source. Au final, d’un point de vue mystique, l’envol de l’I.A. n’inspire pas forcément la peur. Le seul vrai danger serait une intelligence purement artificielle (telle que nous l’avons définie plus haut) et ultra-développée, qui tomberait entre les mains de personnes voulant en faire un usage néfaste.
Soyons donc optimistes. Peut-être que le dernier signe d’espoir se trouve dans la seconde partie de l’expression bina melakhoutit. De façon surprenante, melakhoutit a lui aussi une dimension complètement mystique. Melakhoutit (artificielle) vient de la racine Lamed-Aleph-Khaf ל-א-כ, qui est également celle de malakhס מלאכ, « l’ange » ou « l’envoyé », en hébreu biblique. Alors nous posons une dernière question. Et si, l’I.A. et la robotique étaient les anges des temps à venir ? Des êtres connaissant quasiment tous les secrets de la Création, sauf celui de savoir ce que cela fait d’être humain ? Comme l’enseigne rabbi Nahman de Braslav, « le monde entier est un pont étroit, le plus important est de ne pas se laisser gagner par la peur 2 ». Les cyniques diront que les espoirs du mystique sont peut-être aussi artificiels que l’intelligence de l’I.A., mais la poésie de son espoir est sans fin.
1. Le mystique optimiste, car le mystique pessimiste, lui, aura plutôt peur de la création d’une nouvelle forme de Golem !
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2. כל העולם כולו, Kol haOlam koulo, chant juif popularisé par la chanteuse israélienne Ofra Haza, adpaté par le rabbin rabbi Baruch Chait d’après un épigramme du rabbin hassidique Nahman de Braslav.
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