Vous avez bien lu, le prophète Isaïe (le second ou troisième Isaïe selon les historiens) a bien déclaré le roi perse Cyrus, « messie » d’Israël, investi par l’Éternel. Pourquoi ce titre? Et en quoi correspond-il à une réalité d’onction ? Car faut-il rappeler que le mot « messie » vient de la racine hébraïque M. SH. ‘H משח qui veut dire « oindre », c’est-à-dire, aux temps antiques, verser de l’huile d’olive consacrée sur une personne ou des objets afin de les finaliser pour le service de Dieu. Traduit en grec (la Septante, puis les Évangiles), ce mot a donné christos puis christ qui veut dire « oint ».
Or il est évident que Cyrus (pas plus d’ailleurs que le Jésus des Évangiles) n’a reçu la moindre onction d’huile sur sa chevelure, dégoulinant sur sa barbe, comme le chante le psalmiste. Si au début de l’histoire hébraïque, avec l’érection du sanctuaire du désert (mishkan), l’acte d’onction eut lieu sur la tête d’Aaron (frère aîné de Moïse) sur ses fils et sur les objets de cultes, puis sur les premiers rois d’Israël – faisant de ces personnages les premiers messies d’Israël – la notion évolue avec Isaïe pour désigner celui qui libère les Judéens de leur exil pour le retour à Jérusalem.
Néanmoins, il est possible de faire lien en affirmant qu’au final l’onction sert moins à rehausser un individu dans une hiérarchie sociale, à l’instar d’un haut dignitaire, qu’à lui offrir un rôle de responsabilité au sein d’un groupe donné. Ainsi Aaron n’est-il pas distingué pour être honoré au sein d’Israël, mais bien pour « libérer » les membres israélites de leurs fautes, à travers le rituel des sacrifices, c’est-à-dire le rituel de kappara, de recouvrement et de libération de la charge de culpabilité, pour permettre au fauteur de redevenir un acteur positif au milieu de la société. De même, le roi ne se retrouve pas au sommet de la pyramide étatique pour augmenter le nombre de ses chevaux, de ses femmes ou de ses richesses (cf. Deutéronome 17:15 et sq.), mais bien pour mener à bien une politique fondée sur le droit et la justice, fondement de la liberté citoyenne.
Ce message d’Isaïe concernant la messianité de Cyrus souligne clairement l’évolution du sens des mots. Car les mots possèdent un sens, à entendre autant comme une signification que comme une direction. Pour Isaïe, le messie n’a plus besoin de recevoir le jet d’huile sur sa tête, seule compte l’intention libératrice. En tant que juifs dits « libéraux », mais plus simplement et plus authentiquement en tant que juifs, ce message biblique nous parle. Est-ce le rituel ancestral qu’il s’agit de respecter à la lettre ou bien le contenu moral et religieux, disons l’esprit du rite, qui demeure signifiant? Sans aller jusqu’à la lecture paulinienne extrême de l’abolition du principe de mitsva (« la lettre qui tue »), nous pouvons reconnaître l’évolution isaïenne qui nous éclaire sur l’intention profonde du rite originel. En d’autres termes, quel lien entre la pratique de l’onction et son message? Quelle idée première véhicule ce versement de l’huile? Au fond, cette huile, support de lumière et surnageant toujours au-dessus de l’eau à l’instar du souffle divin « planant sur la surface des eaux » (Genèse 1:2) invite à l’élévation, à l’ascension vers le bien, vers Dieu source de lumière et de vie. Aussi celui qui en recevait le doux ruissellement devenait ce porte-lumière, ce porte-vie renvoyant, idéalement, au Créateur que l’on ne pouvait « représenter » qu’à travers son noble « représentant » religieux ou politique, son « lieutenant », son « tenant lieu » d’une Présence transcendante. Dès lors, l’onction devient secondaire (même si le rite reste souvent nécessaire) si la fonction libératrice se révèle. Par son édit, Cyrus, inspiré selon Isaïe par le Dieu libérateur d’Israël (première parole du Décalogue) devenait messie. Dans cette logique, on comprend que des juifs aient pu croire qu’un certain Jésus fut le messie libérateur de l’oppresseur romain, comme quelques décennies plus tard, Rabbi Akiba le crut pour un certain Bar Kokhba.
Cette fonction libératrice ne traduit-elle pas le message fondateur d’Israël pour l’humanité? Son messianisme? Les peuples enfin libres et collaborant à la fraternité universelle? « La différence entre ce monde-ci et le monde messianique, enseigne Shmouel, sera marquée par la fin des aliénations (sous toutes leurs formes) » (Sanhédrin 92b).
Isaïe nous suggère, à travers l’image d’un Cyrus généreux (générosité que l’on attendrait de l’Iran moderne), l’existence en chacun de nous d’un messie qui sommeille et qui peut, à défaut de libérer l’humanité de ses folies, nous affranchir de nos haines, de nos violences, de nos démesures, de nos exils pour bâtir notre humanité totalement humaine.
Ainsi peut s’entendre cette célèbre formule talmudique: « Le Saint, béni soit-Il, n’a exilé Israël parmi les peuples qu’afin que s’y associent des convertis » (Pessahim 87b). Sans nier cette dimension positive de l’accueil des enfants des nations sous les ailes de la shekhina, ce converti pourrait être aussi quiconque, juif ou non-juif, qui aurait su éveiller son messie intérieur. Contre l’attentisme passif ou au contraire trop exubérant, voire contre la négation de toute messianité, il resterait une voie, celle d’un messianisme humaniste où chacun, autant que faire se peut, construirait au mieux sa propre humanité morale pour faire avancer la morale de l’humanité.
Et je crois d’une foi parfaite en ce messie-là…