Éviction de Gallant: “Nétanyahou essaie de reformater le pays”

Sefy Hendler © Gali Eytan

Le 5 novembre, le Premier ministre israélien Benjamin Nétanyahou a limogé son ministre de la Défense Yoav Gallant (qui était en poste depuis 2022 et était souvent qualifié de “modéré” au sein du gouvernement). Le 5 novembre était aussi le jour où se tenaient les élections américaines et où les yeux du monde entier étaient tournés vers les États-Unis. Cette date a-t-elle été choisie par Nétanyahou exprès?

Oui et non. Depuis le limogeage échoué de Gallant en mars 2023 et les protestations massives qui ont alors secoué le pays, on savait que Gallant était limogé même si la lettre officielle n’avait jamais été envoyée et qu’il restait en poste. Depuis lors, de nombreuses rumeurs couraient sur son limogeage effectif, puis arrive le 5 novembre, avec le drame qui allait se dérouler aux États-Unis, et la lettre est envoyée. Cela dit, il faut prendre aussi en compte que, quelques heures plus tôt, Gallant avait donné 7000 ordres de conscription concernant les jeunes ultra-orthodoxes qui refusent pour la plupart, sous prétexte qu’ils vont à la yeshiva – ce qui reste à démontrer –, de participer à l’effort national et de faire l’armée. Cette décision prise par le ministre de la Défense sous la pression de la Cour suprême (qui demande depuis un moment des mesures plus justes afin qu’un nombre accru d’Israéliens partage la charge du service militaire) a été l’élément déclencheur de cette éviction. Et oui, la date n’a pas été choisie au hasard: il y avait bien moins de risque cette fois d’avoir une nouvelle “leyl Gallant”, la “nuit de Gallant” qui avait vu se rassembler des dizaines de milliers d’opposants dans les rues de Tel Aviv et Jérusalem et fait échouer le limogeage au printemps 2023.

Il interroge, tout de même, ce soutien de l’opposition à Gallant qui n’est pourtant pas vraiment franchement une colombe, et alors que la guerre dure depuis plus de 400 jours et est ouverte sur de multiples fronts simultanés et surtout, 101 otages restent captifs à Gaza. Quel est le bilan du ministre Gallant?

Je suis incapable de répondre à cette question parce qu’il est trop tôt pour qui que ce soit pour tirer un bilan: nous sommes encore en guerre et les événements sont en cours. Gallant qui est clairement issu de la droite dure, est ce qu’on appelait autrefois “un faucon”, mais il a représenté pour une partie importante, peut-être même une majorité des Israéliens, une voix de raison, quelqu’un qui mène la guerre pour le bien d’Israël et ne joue pas en permanence la carte de sa survie politique et de la division du pays. Il me semble qu’il a gagné l’estime de nombre d’Israéliens quand il fut le seul à protester, à dire qu’on mettait Israël en danger, lorsqu’a été votée la “réforme judiciaire”, qui entendait amputer la Cour suprême d’Israël de ses pouvoirs. C’est ce courage politique et l’idée que, dans ce gouvernement, il était le seul à penser au pays avant de penser aux intérêts politiques et aux conjonctures de gouvernement qui semblent être la seule préoccupation de Nétanyahou depuis des années. 

En se privant de ce “modéré” gênant, dont Yair Lapid dit qu’il était “la seule personne en qui on pouvait avoir confiance dans ce gouvernement de fous”, Nétanyahou se libère-t-il les mains ou se met-il encore davantage à la merci des membres messianistes ou ultra-orthodoxes de sa coalition? 

Nétanyahou a choisi de se mettre sous la coupe des messianistes et des haredim lorsqu’il a formé sa coalition. Cependant, il y a une suite d’événements depuis janvier 2023 et l’annonce de ce que j’appelle le “coup judiciaire” et bien sûr l’attaque meurtrière du Hamas et du Hezbollah qui a déclenché une guerre régionale – en passe de devenir la guerre la plus longue de l’histoire d’Israël. La coalition d’extrême droite que Nétanyahou a choisi volontairement de former rassemble des messianistes à la Smotrich et Ben Gvir – qui semblent persuadés qu’ils ont le pouvoir de précipiter la venue du Messie – et des haredim qui sont là pour continuer à être exemptés du service militaire, à toucher des allocations faramineuses de la part de l’État et pour garder un système d’éducation qui ne prépare pas ses élèves à une vie active, et enfin ceux que j’appelle les “péronistes” autour de Nétanyahou – ces gens qui se situent très loin de la ligne du Likoud, un grand parti traditionnellement de centre-droit libéral. À partir du moment où Nétanyahou a fait ce choix, il ne travaille qu’à une chose: protéger la coalition qui jure de le garder au pouvoir jusqu’en octobre 2026 et, dans ce cadre, le limogeage de Gallant est cohérent. 

Certes mais, n’était-il pas d’une certaine façon “pratique” pour Nétanyahou de pouvoir répondre à ses alliés: “Je voudrais bien, moi, mais je ne peux pas parce que Gallant ne veut pas”?

Effectivement, cela met le doigt sur la question des relations entre Nétanyahou et les haredim, parce que la grande question qui pourrait mettre en péril cette coalition est celle du service militaire. Une série d’arrêts de la Cour suprême oblige l’armée à appeler ces dizaines de milliers de jeunes ultra-orthodoxes et l’État à couper tout financement et service administratif aux familles de ceux qui refusent la conscription puisqu’ils ne remplissent pas leurs obligations citoyennes. Ça, c’est une menace pour ce gouvernement et donc pour Nétanyahou. En effet, jusqu’aux arrêts de la Cour suprême, c’était assez confortable pour Nétanyahou de dire aux haredim “C’est pas moi, c’est Gallant”. Mais désormais le danger, ce n’est plus Gallant, c’est la Cour suprême et la conseillère juridique du gouvernement qui insiste sur l’application stricte de ces arrêts. Maintenant, les ultra-orthodoxes n’ont pas vraiment d’autre solution que cette coalition pour rester au pouvoir et protéger leurs privilèges. 
Cela dit, c’est vrai, on pourrait se diriger vers une crise gouvernementale parce que, s’il est une chose que les Israéliens ne supportent plus, c’est que des centaines de jeunes Israéliens et de réservistes meurent ou soient blessés pour défendre le pays quand cette autre partie importante de la population ne se sent pas concernée, et alors même que, depuis quelques mois, l’armée ne cesse de dire qu’elle manque désespérément de soldats.

On sent monter cette frustration en Israël, notamment liée aux périodes de réserve – pour certains déjà plus de 200 jours, certains ont déjà achevé leur deuxième tour de réserve –, le sort des otages, l’économie morose, etc. Cette colère pourrait-elle faire chuter ce gouvernement?

Les commentateurs qui ont prédit la chute de Nétanyahou sont nombreux et leurs commentaires s’accumulent mais il est toujours là, donc je vais être très prudent. Nétanyahou veut tenir coûte que coûte jusqu’aux prochaines élections en octobre 2026 ou, si vraiment c’était intenable, profiter d’un moment d’accalmie pour souder sa base et convoquer des élections anticipées. Mais si on regarde la question sous l’angle des ressources, c’est un peu différent. Israël n’est pas un empire et ses ressources humaines, financières ou diplomatiques sont limitées. Une partie grandissante des Israéliens a le sentiment que les choix qui sont faits à la fois dans la distribution de ces ressources et dans l’appel à contribuer à l’effort national vont à l’encontre des intérêts du pays. Le budget de l’État donne des milliards à  de minuscules partis et intérêts – les ultra-orthodoxes, les messianistes de Smotrich et Ben Gvir et le cercle de Nétanyahou – mais il s’agit du budget le plus sévère pour l’Israélien moyen depuis au moins deux décennies. Ceux qui contribuent à la fois par l’impôt et par de très longs services de réserve ne sont pas concernés par la générosité de l’État. Par exemple, les kibboutzim autour de Gaza attendent encore des budgets pour se reconstruire. Le choix délibéré, cynique, politique de Nétanyahou face aux monstres du Hamas de laisser, pour la première fois dans l’histoire du pays, les otages sans réelle volonté de parvenir à un nouvel accord afin de libérer les quelques dizaines qui sont encore en vie et croupissent là depuis plus de 400 jours, ce choix brise la société israélienne.

Dans ce contexte de guerre et de tensions autour de la réserve, comment cette éviction de Gallant en pleine guerre a-t-elle été perçue par l’establishment militaire?

Depuis sa première élection en 1996 après l’assassinat de Rabin, Nétanyahou a identifiéune série de grands mandarins qui l’empêchent de parvenir à un contrôle plus efficace et plus total du pays: bien sûr la Cour suprême et l’élite militaire et sécuritaire. Je pense que Nétanyahou voit dans la tragédie du 7 octobre, pour laquelle il refuse d’une façon incroyablement cynique de prendre la responsabilité et de lancer une vraie enquête comme l’aurait voulu la grande tradition démocratique d’Israël, il y voit une opportunité d’affaiblir l’armée et les services de sécurité au profit de son pouvoir politique. Nul ne peut nier que l’armée a failli à ses devoirs. Mais Nétanyahou, me semble-t-il, voit là une occasion d’écraser ce qu’il perçoit comme un des obstacles majeurs à l’acquisition d’un pouvoir de plus en plus autoritaire. 

Nétanyahou est-il en voie d’erdoğanisation? Autrement dit, entend-il, en plus de demeurer aux commandes coûte que coûte et quelles que soient les alliances nécessaires, mettre au pas les grandes institutions, au premier rang desquelles l’armée et les services de sécurité?

Il est évident que Nétanyahou essaie de reformater le pays, et qu’il a d’ailleurs déjà commencé à le faire. Il a mis toute son énergie dans cette soi-disant réforme judiciaire afin d’amputer le seul contre-pouvoir efficace en Israël, celui de la branche judiciaire. Et il continue: alors même qu’Israël est en guerre, il y a des dizaines de projets de loi actuellement en délibération. Nétanyahou réfuterait sûrement le terme d’erdoğanisation mais oui, il y a de ça, et on pourrait aussi bien l’appeler trumpisation – nous verrons bien dans quelques semaines ce que cela nous réserve –, orbánisation, ou autres, parce qu’Israël n’est malheureusement pas seul dans ce cas. Il est évident que le modèle démocratique israélien est en panne, depuis un petit moment, on le sait, avec la série d’élections et la polarisation du système politique. Il y a une cristallisation tragique de ces crises par la guerre et il me semble que la seule issue passe par une vraie réforme démocratique menée par la société israélienne. Malheureusement, la coalition la plus radicale et extrémiste de l’histoire du peuple juif depuis la destruction du Temple ne peut pas proposer une telle réforme au peuple israélien. 

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan

Sefy Hendler est historien de l’Art, professeur des universités à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ancien directeur du département d’Histoire de l’Art de l’Université de Tel Aviv. Depuis Paris, il publie régulièrement des analyses pour le quotidien israélien Haaretz.