“FAIS ATTENTION À TOI ET GARDE TA VIE”

© Boaz Arad, Untitled, 2016, oil on wood, 45 x 51 cm – Courtesy Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

En hébreu, « addiction » se dit hitmakrout « se vendre soi-même ». Or l’idée de vente est intimement liée à l’esclavage qui, pour nos ancêtres, commence dans le récit biblique par la vente de Joseph par ses frères. L’addiction est un esclavage dont il faut s’arracher comme nous nous sommes arrachés à l’Égypte. Il faut en sortir ! Il existe même un interdit d’y retourner, comme pour l’ancien drogué toujours menacé de rechute.

Il va donc sans dire que le judaïsme voit d’un bien mauvais œil la privation de la liberté élémentaire de pouvoir dire non et de se tenir à distance d’un besoin factice qui nous aliène. Sans cesse, la pratique juive nous place face à la nécessité de choix entre le permis et l’interdit, à la nécessité de faire la différence, de distanciation et d’autodiscipline et cela aussi bien dans la pratique qu’au niveau des idées.

Il est des addictions dures, véritables pathologies dont le détachement requiert une aide professionnelle et d’autres, bénignes, dont nous n’avons parfois pas même conscience – comme il est pénible le matin des jours de jeûne sans l’habituel petit café…

On peut être dépendant à toutes sortes de choses : aux drogues les plus diverses et plus ou moins fortes et addictives, dont font partie le tabac et l’alcool ; à des comportements négatifs, à la violence, au sexe, à des pulsions diverses qui ne sont parfois que de simples tics ; mais aussi à des addictions cognitives, à des idéologies, des forums, certains réseaux sociaux et pire : des sectes en tout genre.

Si le judaïsme tend à combattre l’addiction, il est néanmoins pertinent de se demander s’il n’est pas parfois lui-même source d’une forme de dépendance : dépendance au rituel, aux idées, à Dieu même, « opium du peuple », comme l’a dit un certain Juif. Dire cela, ce n’est pas accuser, mais poser la question des limites, des dérives possibles et de l’excès dont les exemples de nos jours ne manquent pas. En ce sens, le fanatisme qui relève d’une forme d’addiction mentale est-il aussi kasher que les extrémistes le prétendent ? Certains rabbins ne tournent-ils pas aux gourous manipulateurs et laveurs de cerveaux trop influençables ?

Dès le début de la Torah, la question du désir irrésistible et de l’aveuglement est posée par l’épisode du fruit défendu d’une part et de la pulsion violente chez Caïn d’autre part : « Vers toi, la passion de l’interdit. Toi, domine-la » (Genèse 4,7). Un autre passage est édifiant : celui de la manne qui tombe chaque jour et subitement s’arrête le Shabbat. Malgré la double part reçue la veille, nombreux sont ceux qui ne peuvent s’empêcher de sortir en chercher… Même l’Égypte est addictive, on pleure après la dolce vita sous le joug de l’esclavage et ses délicieuses marmites de soupe et de petits poissons… Le sevrage exigera 40 ans de désert et une génération nouvelle ! Tout au long du récit biblique, le peuple ne cesse de s’adonner au paganisme sous toutes ses dimensions plus ou moins orgiaques, les prophètes en perdent la voix ! La cure fonctionne mal et, de génération en génération, le peuple retombe dans ses travers.

Le Talmud dit : « Ne prends pas l’habitude de boire des médicaments ou des drogues (sama) », ce que Rashi commente : « de peur de développer une dépendance. Ton cœur réclamerait et tu dilapiderais ton argent… Tel médicament qui est bon pour l’un ne l’est pas pour l’autre ».

Le projet de la Torah est clair : liberté, maîtrise de soi, équilibre et harmonie… Le plaisir n’est nullement exclu, mais la perte de contrôle l’est. Il n’est pas toujours simple de bien marquer la frontière entre un désir légitime et celui qui prend doucement le contrôle sur la raison.

La drogue la plus classique est l’alcool. La Torah fait l’éloge du vin, du plaisir et de la joie qu’il procure, mais elle nous met aussi en garde et chacun sait que l’alcoolisme est vieux comme la vigne de Noé. « Ne fais pas le brave avec le vin, car le vin en a fait périr beaucoup », nous rappelle Ben Sira.

Le Talmud nous décrit un rabbin « Don Juan » coucheur compulsif qui ne délaissa aucune créature féminine disponible de par le monde et qui, pour se satisfaire, était prêt à franchir les pires obstacles et risquer le salut de son âme… Son sevrage s’avérera mortel mais salutaire.

Il existe une forme encore plus pernicieuse de l’addiction, qui nous concerne tous et qui se niche au cœur même de notre mode de vie occidental : le matérialisme et les illusions de la société de consommation qui, à terme, mène l’humanité à son extinction par la destruction des ressources de l’environnement. Voilà le défi de la nouvelle génération : se sevrer de la course exponentielle du mode de vie occidental. Tout le monde le sait, mais combien s’y attellent vraiment ? Le monde est ainsi entraîné dans un cercle vicieux quasi-suicidaire au bénéfice éphémère et illusoire. La Torah exige à diverses reprises de s’en séparer, de modérer notre appétit de choses et de distractions inutiles. Exigence de modestie et de sobriété qu’on retrouve particulièrement dans l’idée de keddousha (sainteté), centrale dans la Torah, que Sforno explique ainsi : « détaché de tout désir matérialiste ».

En ce qui concerne « l’opium du peuple », notre tradition a conscience des dérives possibles de la vie religieuse. On pourrait citer diverses anecdotes édifiantes comme celle de rabbi Shimon tellement « drogué » à la Torah qu’il en arrive à détruire la vie. Le magnifique texte de Kohelet (4,17), que nous lisons traditionnellement au sommet spirituel que représente la fête de Soukkot, nous met en garde contre l’excès d’enthousiasme mystique. Le Talmud compare même la Torah à une drogue vivifiante mais qui peut s’avérer mortelle aussi.

Enfin il existe un principe de base qui est de préserver sa vie, mais aussi sa qualité de vie, « sa vitalité » (Deutéronome 4,15), principe répété dans d’innombrables sources rabbiniques. La Mishna (BK 8,6) interdit de se faire du mal à soi-même. Or la plupart des addictions mènent à l’excès et le plus souvent sont dangereuses pour la santé, qu’elle soit physique ou mentale. Il est donc de ce point de vue évident qu’on doit tout faire pour se préserver de ce qui est susceptible de nous nuire et le champ d’application est vaste. Ainsi que le formule Maïmonide : « C’est un commandement positif que de retirer et de se protéger de tout obstacle qui présente un danger mortel, et de prendre garde à cela, ainsi qu’il est dit dans le Deutéronome : Fais attention à toi et garde ta vie ».
En conclusion, la quête d’un équilibre et d’un bien-vivre devrait être au centre de nos préoccupations. Rompre avec le mortifère, l’abêtissant, le malsain, le destructeur au profit de la vie bonne, c’est le judaïsme même. Et pour parodier la fameuse formule de Hillel : « Ce que tu déplores chez les autres, ne te le fais pas à toi-même ! ».