Le projet ConspiHunter pourrait avoir des allures de blagues d’étudiants en école de journalisme. Pourtant, ce documentaire fouillé est à l’origine d’un vaste projet laissant peu de place au hasard, quel était votre but ?
Avec les équipes de Spicee, avec Gérald Bronner, avec Rudy Reichstadt, nous avons inventé un mensonge en nous disant que c’était peut-être le meilleur moyen de s’attaquer à tous ces contenus fallacieux, ces fausses informations, ces fake news qui pullulent sur Internet. Quand on s’attaque aux fausses informations de manière frontale et agressive, ça ne fonctionne ni auprès des complotistes ni auprès de leur public. Utiliser le rationnel contre de la croyance est inutile. Nous avons pensé que, pour lutter efficacement contre le phénomène, il fallait montrer comment notre cerveau fonctionne et se laisse piéger par les fake news.
Le film est devenu viral très rapidement. Une enseignante nous a proposé d’intervenir à l’aide de ce support auprès des élèves. Après cette première séance, c’est moi qui suis devenu le prof. Et ça dure depuis cinq ans, devant des jeunes de 12 à 20 ans, dans quatre-vingt-dix villes de France. Je réalise aussi des formations auprès d’enseignants, j’interviens face à des détenus en phase de déradicalisation mais aussi devant les étudiants de Sciences Po pour leur expliquer comment distinguer le vrai du faux dans le flux d’information quotidien.
Quel est le principe à l’œuvre quand vous intervenez dans les classes ?
L’enjeu de ces séances n’est pas d’asséner des vérités. Mon propos est de replacer les faits au centre de la conversation et expliquer comment ça se passe sur Internet pour qu’ensuite chacun puisse interpréter les faits, construire sa réalité aussi, selon sa culture et son histoire. Il faut récréer un lieu de partage minimum pour retrouver notre capacité à débattre et donc in fine à vivre ensemble.
Vous construisez un complot au sujet du SIDA, qui est un sujet plus éloigné des préoccupations des adolescents qu’il ne l’était il y a trente ans. N’est-ce pas moins risqué que d’utiliser d’autres thématiques – par exemple, touchant à l’antisémitisme – qui, peut-être dans certaines classes, annihileraient toute possibilité d’ouvrir un espace propre au débat justement ?
Mon expérience montre qu’il n’y a pas de mot imprononçable, même pas le mot juif ! D’abord, devant des jeunes qui, la plupart du temps n’ont jamais rencontré un journaliste de leur vie, je démystifie ce qu’est mon métier. Je parle de déontologie et de méthodes de travail avant d’aborder toutes les formes de discrimination et de complot.
Même s’il y a des séances plus difficiles que d’autres, l’horizontalité du propos apaise le climat. La réussite de la séance est liée au fait que je commence en expliquant aux élèves qu’ils ont la liberté de tout dire. Je conditionne cette liberté à deux concepts : le respect et l’honnêteté.
Je n’ai pas de problème de fond car je travaille essentiellement sur la manière dont les fake news nous sont présentées. L’idée de se faire manipuler est insupportable pour tous ces jeunes : ils ont besoin et envie qu’on les aide à comprendre. Je joue au plus malin avec eux, mon documentaire les piège émotionnellement et, dans un premier temps, ils sont un peu vexés de s’être fait duper. Ils sont alors prêts à quitter le registre de l’émotion pour celui de la raison et nous pouvons ensemble examiner les mécanismes de fabrication des fake news.
À l’image de ce que vous avez fait avec ConspiHunter, vous demandez aux élèves de créer des complots. N’est-ce pas un jeu dangereux ?
Il y a toujours un risque mais, en cinq ans, je n’ai pas eu de débordement. Les difficultés surgissent plus en prison quand je suis face à des condamnés pour djihadisme, violences racistes… L’unique élément sur lequel ils ont réussi à se mettre d’accord était que j’étais un vendu au service du système.
L’invention de ces petits mensonges exclut tous les thèmes qui pourraient être reliés à de l’idéologie. J’utilise des éléments de la pop culture commune pour montrer la mécanique du mensonge. On travaille sur Rihanna qui s’attaque à Passepartout de Fort Boyard en trottinette électrique : il ne s’agit pas de créer un mensonge autour du conflit israélo-palestinien. La manipulation des biais cognitifs mis en place pour monter ces petits complots permet d’analyser ceux qu’on va rencontrer par la suite pour s’en prémunir un peu mieux. Ce qui ne veut pas dire que ça marche à tous les coups. Mais il faut avoir la force de continuer : c’est trop important pour qu’on abandonne.
Les politiques éducatives européennes font une priorité de la compréhension de la fabrication de l’information, cela vous semble-t-il pertinent ?
Mon propos va au-delà de la chasse aux fake news. L’enjeu véritable est de reconstruire l’esprit critique dans un univers où la prime à l’émotion est systématiquement mise en avant. Quand j’ai commencé à intervenir devant des jeunes, mon problème majeur s’appelait Dieudonné et Soral, aujourd’hui il se nomme Facebook.
Et le vrai problème n’est pas que Facebook laisse en ligne des fake news, c’est le modèle économique de ces plateformes qui est en cause. Cette volonté de profit à tout va, liée à une capacité de surveillance et de calcul gigantesque, ne peut amener que le pire. La prime à l’émotion est systématique, quel que soit le domaine. Les gens modérés et rationnels sont mis en incapacité de se faire entendre. Elles empêchent ainsi, par exemple, certains courants politiques de se faire entendre, voire elles en favorisent d’autres lors d’une élection. Les GAFAM ne sont dans le camp de personne sauf le leur. Il se trouve que les fake news émanant de l’extrême droite font plus d’engagement, donc plus d’argent : les algorithmes les favorisent. Les plateformes ne changent pas le résultat d’une élection à coups de fake news, elles changent les règles du jeu en général.
Si les règles du jeu ont changé, la solution efficace ne serait-elle pas de refuser de jouer ?
Il faudrait plutôt refuser de jouer selon leurs règles. Les états doivent faire respecter les lois en vigueur et cesser de se laisser faire par ces GAFAM. Pour eux, la partie est belle face à des politiques qui, au fond, ne comprennent rien aux aspects techniques du digital. Le vrai problème ce n’est pas « fake news ou pas fake news », c’est la transparence des algorithmes et la responsabilité des plateformes en tant que diffuseurs, en tant que médias. Les plateformes, contrairement à ce qu’elles aimeraient faire croire, ne sont pas de simples tuyaux qui permettent à l’information de circuler.
À partir du moment où, selon l’activité de votre compte, son impact, son influence, sa langue, les plateformes ne vous donnent pas toujours accès à des contenus similaires, ou pas au même moment, ou vous suggèrent d’aller visiter des comptes différents, cela procède de choix éditoriaux réalisés par ces plateformes. Ces entreprises sont donc devenues des médias au même titre que la presse classique ou que les chaînes de télévision. Elles doivent donc avoir la même responsabilité et répondre à leurs manquements devant les mêmes juridictions.
Propos recueillis par Delphine Auffret