#famille

© Ronit Baranga, Its all about Playing, 2019
Courtesy of the artist and Braverman Gallery, Tel Aviv
Jusqu’au 12 janvier, des oeuvres de Ronit Baranga, dont celle-ci, sont présentées dans l’exposition
“Between Four Walls” à la galerie Braverman, 33 Eilat st. à Tel Aviv

12 février 2063, Paris

Monsieur,
Aujourd’hui, maman m’a raconté le jour de ma naissance. Elle se souvient d’absolument tout. En même temps, elle était « aux premières loges ». Elle était assise sur un fauteuil rouge comme ceux que l’on voit au musée du cinéma, « moelleux sans trop ». On lui avait proposé du popcorn, elle avait refusé pour « assister à cet événement pleinement ». Elle ne voulait pas être distraite par sa propre mastication. Dix mois plus tôt, elle avait consulté sa gynécologue pour prendre sa décision et organiser ma naissance un jour de 2053. Un mois plus tard, ma mère dont les ovocytes étaient congelés depuis des décennies (parce que ses parents lui « avaient mis la pression pour qu’elle leur fasse des petits-enfants ») a assisté à la fécondation de son ovule et d’un spermatozoïde. Elle aurait choisi le donneur selon ses réponses à plusieurs questions : Croyez-vous en Dieu ? Pensez-vous que la société est prête pour la paix ? Quel est votre rapport à l’hiver caniculaire ?

Dans ma future chambre, elle avait installé le ventre de gestation modèle Abraham : « une technologie avec caméra intégrée qui assure les mêmes fonctions que l’utérus d’une femme de 25 ans ». Chaque jour, elle parlait à l’écran qui lui permettait de visualiser l’embryon puis le fœtus que j’étais. Un film 3D a même immortalisé mon développement. Mais, je n’ai pas « encore l’âge pour le regarder ».

Maman a trouvé ce processus « dingue » et a répété un peu trop de fois : « quand j’étais jeune, les femmes de mon âge ne pouvaient pas donner la vie ». La veille de ma naissance, ma mère n’a pas trouvé le sommeil. Cette nuit-là, elle s’est demandé : est-il trop tard pour devenir mère ? Vais-je l’aimer assez ? Et si je ne lui suffisais pas ? Le jour J, l’équipe médico-scientifico-techno s’est mise en place pour m’expulser du ventre installé dans l’appartement de ma mère. Je suis né imbibé d’un ersatz de liquide amniotique (on a assuré à maman qu’il s’agit d’une gélatine végétale). On a posé mon corps sur le débardeur « imitation peau douce » que portait ma mère. Même si elle avait suivi des cours intitulés « premiers gestes maternels », ma présence l’a tellement déstabilisée qu’elle en a « perdu les eaux » (elle s’est déshydratée, si vous préférez).

Aujourd’hui, vous devez le savoir, près de 30 % des enfants qui naissent sont nés d’un ventre de gestation. En tant que concepteur du ventre de gestation Abraham, quel est l’avenir des enfants comme moi ? Le savez-vous ?

Bien à vous,

Isaac, 10 ans, fils de Sarah, 100 ans
(qui n’aimerait pas que je dévoile son âge)