C’est Hanoucca, ça tombe bien, un nombre incalculable de sites américains proposent des produits pour (vraiment) faire la fête. Boucles d’oreilles bagel, projecteurs laser dreidel et ménora, ménora inspiration punk (un crâne implanté de bougies qui deviennent des cheveux en spikes), une kippa père Noël pour couples mixtes célébrant Chrismuccah (Noëloucca), et en prévision de Pessah, on peut en d’ores et déjà commander un bikini, des leggings ou une coque de portable impression afikoman. Sans oublier des tutoriels de maquillages inspiration Hanoucca à apprendre sur Tik Tok.
Hybridant (pop) culture et religion, le site juif Hey Alma imagine aussi des déguisements du personnage de Rabbi Noah de la série Nobody Wants This, des listes des « rabbins les plus sexy de la pop culture », ou de jouer au « Jew Or Not », proposant de deviner si Harry Potter ou le M&Ms orange sont juifs.
Cette créativité outre-Atlantique ne s’arrête pas là. L’émission de téléréalité toute en excès et paillettes, Real Housewives of Salt Lake City, documente la bat-mitsva de sa participante Meredith Mark, qui s’y rend en traîneau tiré par des chiens. Le rappeur Drake organise une fête d’anniversaire géante thème bar-mitsva. Et l’artiste Chloé Wise confectionne des faux sacs Prada avec des hallot siglées et sanglées.
Si la tradition de la Judaica est ancienne et centrale dans l’histoire juive, elle n’en soulève pas moins des débats et des paradoxes, de leur production à leur usage, et leur écart souvent marqué avec les prescriptions halakhiques.
Cependant, ici c’est d’autre chose que j’aimerais adresser, à savoir combien ces nouveaux objets peuvent aussi être centraux à de nombreuses judéités, dont la mienne, dans des familles libérales, des couples mixtes – fabriquant des folklores imaginaires pour des nouveaux espaces spirituels.
Cat-mitsva et Hanouqueer : l’invention de la tradition
Issue d’une famille loin de la sienne, d’une mère roumaine mais élevée à Londres au lendemain de la Shoah, et d’un père (presque) converti, assez en tous les cas pour accompagner mon éducation religieuse, on rêve d’un shtetl imaginaire – depuis Malakoff.
À défaut de référents sources et d’identification directe, je bricole. Mon appartenance, je tente de la trouver à l’écran : en admirant les tenues et la houtspa de Fran dans Une Nounou d’Enfer; en me baladant dans un Manhattan en noir et blanc de Woody Allen ou dans l’Europe de l’Est Hollywood-isée de Yentl, (où Barbara Streisand est décidement très queer dans son drag religieux). Je rêve d’une Amérique où je ressemblerais au personnage de Gretchen dans Mean Girls, et serais la meilleure amie de la comédienne Sarah Silverman.
Je passe ma bat-mitsva, j’enseigne au Talmud-Tora, mais ce n’est pas le seul endroit où ma judéité m’anime. La possibilité que cela rejoigne une vie culturelle, amicale et plus si affinités, m’intéresse tout autant. Je veux intégrer le groupe de shalalas du collège, je m’inscris sur feujworld.com, et rêve plus que tout de rentrer aux Planches. J’arbore des ribambelles de Haï et de Magen David (dont une imitation Tiffany’s acheté sur Ebay, ma plus grande fierté): plus qu’un marqueur religieux, leur dimension stylistique est capitale, et continuent d’évoluer au gré de mes looks. Intimes et ostentatoires, mémoriels et coquets, marqueurs d’appartenance et de distinction, ces colliers m’ouvrent à des questions que je retrouverai dans mon métier de journaliste de mode.
Aujourd’hui, un coming out et des rebondissements pas toujours gais plus tard, j’allume les bougies de Hanoucca sur une ménora Nail Art (à comprendre, les bougeoirs sont des fausses bouteilles de vernis à ongles) ; je participe à des hannouqueer, j’organise la cat-mitsva de Michelle (Pfeiffer); je mange de la matsa sans gluten, et mes murs sont décorés d’une poupée Sigmund Freud (vendue en pack avec la poupée Albert Einstein). Sans oublier un tatouage de sandwich au pastrami réalisé à New York. Sacrilège, je sais. Ces nouveaux rites et totems permettent en creux de célébrer une nouvelle famille queer, accepter une vie sans enfants (et des problèmes de digestion). La foi y est tordue, réécrite, mais vivante et essentielle. Elle confectionne un ancrage historique qui donne sens à mon présent. Made in Ailleurs, made in China, mais sur mesure.
Roots and routes : d’où je viens, où je vais.
De presque-shalala à une quête queerness judéifiée (et l’inverse), je réalise que ce processus s’ancre dans ce que la sociologie des religions nomme le “bricolage religieux”, soit l’assemblement inédit de pratiques, symboles et rites articulant de nouvelles réalités, et palliant à des trous dans la transmission.
Comme le prouve aussi l’ouvrage séminal L’Invention de la tradition de Eric Hobswan et Terence Ranger, la tradition devient ici une fonction du présent, dans laquelle il devient impossible de tracer une frontière étanche entre entre vrai et faux rite, authentique et fictionnel. Les traditions inventées “sont des réponses à des situations nouvelles qui prennent la forme de références au passé, qu’elles soient vraies ou non.”
Et si l’ouvrage traite davantage d’identité nationale, c’est l’anthropologue James Clifford qui forge le terme “roots and routes”, racines et chemins, et le dialogue entre les deux. Pour lui, l’identité n’est pas enracinée ou essentielle, mais construite par ses migrations, ses métissages, entre héritage et déplacement. Jean-Jacques Goldman chantait un “là-bas” et Enrico Macias parlait des “filles de [son] pays” : mais où est-ce donc sinon dans un passé jamais localisable et un avenir incertain ?
Nouvelles identifications, troisième espace
À chaque nouvelle tradition, des demandes inconscientes. La culture shalala, bouture des années deux mille, qui citait de façon floue Amérique et Israël fantasmés, était révélatrice des dilemmes de toute une génération. Pour la chercheuse Kimberley Arkin, autrice de l’essai Rhinestone aesthetics and religious essence: Looking Jewish in Paris, cette culture se démarquait par sa volonté de « domestiquer sa diaspora », en faisant le choix d’être visible, et d’adopter « une forme particulière de judéité. Les shalalas ne correspondaient pas […] à la judéité religieuse pratiquante [la voyant] comme une alternative inadéquate ou inacceptable à la pratique religieuse. » On peut lire aussi une pression à l’assimilation à la française, sa normativité et sa discrétion, et simultanément un besoin de distanciation des rites de parents. Et ce par la réinvention stylistique. Ce look des années deux mille devenait un espace de négociation entre ses origines, sa génération et la culture dominante. Comme le genre, la judéité y apparaissait détournée, hybridée, et faite sienne.
Le philosophe Michel Serres écrit que “le sujet naît de l’objet”. Ces objets inscrivent le corps qu’ils parent dans une subversion plurielle, détournant les multiples gazes – qui martèlent le corps des personnes minorées. Alors ce fauxlklore permet de rêver d’où l’on vient pour mieux comprendre où l’on a atterri, et de se muer entre les deux. Les ongles parés d’un nail art Hanoucca bien sûr.