Il y avait belle lurette que les langues new-yorkaises étaient comme gelées. On se retrouvait toujours à table, mais on ne s’y disait rien, ou presque rien. Cependant, chez les Goldstein on discutait encore. Peut-être était-ce que Maurice et Betty savaient les amadouer, ces langues refroidies par les bienséances, les dorlotant de viandes fondantes et d’épices oubliées – sans compter le meilleur schnaps qu’on pût trouver en ville. Les vendredis soir, leur logis de la 86e rue devenait ainsi le foyer d’une bruyante compagnie que la controverse n’effrayait pas.
L’après-midi, Betty trouvait encore le temps, revenant de NYU où elle donnait cette année-là un cours sur Walter Pater, de revêtir son costume de parfaite ménagère juive, celui que sa mère et sa grand-mère avant elle avaient porté presque en voyant le jour. Les années aidant, elle avait cessé d’y voir une contradiction avec ce qu’elle pouvait enseigner à l’université : la chair florissante de ces tableaux qu’elle donnait à admirer à ses élèves, le frémissement extérieur de la vie, retracé par le crayon ou le pinceau d’artistes morts depuis si longtemps, elle les recréait à sa manière, à table et dans le clair-obscur de son appartement.
« Qu’elle soit épilée ne signifie pas que Mona Lisa soit une putain, pas du tout. »
Maurice sourit finement sous sa moustache de vieux morse. Au cabinet, il était le dernier à la porter. Cela, bien sûr, faisait rire à ses dépens mais contribuait en même temps à imposer une image paterne qui n’était pas pour rien dans ses succès au tribunal.
« En vérité, on pense qu’à l’époque les femmes de la haute société avaient aussi adopté l’épilation complète, sourcils et cils compris.
– Alors, c’est de là que date l’habitude d’exiger des femmes qu’elles se plient à tous les fantasmes bizarres des hommes ? » demanda Renée.
La nièce de Maurice méprisait cette espèce de brute, le frère plein aux as de sa mère, ne comprenant pas bien ce qu’une femme aussi sophistiquée que Betty pouvait bien faire avec lui (et depuis tant d’années !), mais ne dédaignait jamais néanmoins les chaleureux repas qu’elle était certaine de trouver dans sa maison de l’Upper West Side. Son entrée au New Yorker, où elle s’était signalée par ses critiques, aussi fracassantes qu’originales, du cinéma « blanc » et des modes hétéronormatives, n’y changeait rien. Guidée à la fois par l’admiration sans bornes qu’elle vouait à Betty, le désir inavoué de satisfaire au moins l’un de ses instincts sensuels – celui d’un estomac qu’autrement elle traitait en ennemi –, et peut-être surtout la promesse de pouvoir épancher son mépris envers ce benêt fanatique de Maurice, elle n’hésitait pas à quitter un à deux vendredis par mois son brownstone de Cobble Hill pour honorer les Goldstein de sa chère présence. Elle était cette fois accompagnée de son « partenaire » du moment, quelque Kyle sans forme et sans apprêt, qu’elle avait tout de même convaincu de troquer son hoodie d’informaticien contre un chandail regardable.
« Ma chérie, quand je t’entends dire ça, je me dis que je suis finalement bien chanceuse d’être vieille. Pour moi, ça signifie que j’ai pu échapper au désastre des années soixante-dix. Non mais je te dis les choses, écoute! Tu racontes n’importe quoi et personne ne te le fait remarquer : il faut bien que je me dévoue, non ? D’autant que quand mes élèves tiennent les mêmes propos (pas plus tard que ce matin), je dois leur faire remarquer leur stupidité en mettant des gants, sans quoi il suffit que l’un d’entre eux soit un peu dépressif et je risque le procès…
– Heureuse de prendre pour eux ! Explique-toi au moins.
– Je vais t’expliquer, oui. On vous a appris, on vous apprend depuis quarante ou cinquante ans que tout est construit. Que tout est construit et que tout est pouvoir. Les poils et l’accouchement comme le reste.
– Et c’est faux selon toi ?
– Absolument.
– Pourtant, on ne s’est pas toujours épilé, si ? Et on n’a pas toujours accouché sur le dos…
– Non, tu as raison, mais accouche une fois, ma chérie, et tu verras que ça n’est pas une construction sociale mais la chose la plus animale, la plus charnelle, la plus… visqueuse (sans oublier douloureuse, mais ça, je crois que tu es au courant) qui soit. Tu comprends ce que je veux dire ? Vos écoles vous ont mis dans la tête que rien n’existait qui ne soit social, c’est-à-dire artificiel, et qu’être malin consistait à décrypter cet artifice. J’essaie juste de te dire qu’avant qu’on ait décidé – à tort sans doute – de faire accoucher les femmes sur le dos, des milliards de femmes avaient accouché tout court, et avant elles, des milliards de guenons, des femelles à en peupler toute la galaxie. Il n’y a rien de social à ça. – C’est ce que tu racontes à tes élèves ?
– Entre autres. Disons que j’essaie de leur faire comprendre que l’art n’est pas qu’un artifice. Qu’il y a du vrai derrière, tu comprends ? Que les stéréotypes une fois déconstruits… eh bien ! il nous reste de puissants archétypes, bien plus intéressants à rencontrer. Ce sont les maillons d’une chaîne qui nous font remonter à nos ancêtres les plus lointains, aux premiers faiseurs de mythes, et avant eux, aux animaux eux-mêmes.
– Et c’est donc aussi la nature selon toi, c’est la nature qui veut que les femmes s’épilent ? »
Le compagnon de Renée sentit qu’elle avait marqué un point et sourit en conséquence. La manière dont vibrait imperceptiblement la moustache de Maurice eût pourtant pu faire comprendre à l’observateur avisé qu’à l’autre bout de la table Betty n’avait pas dit son dernier mot. Après avoir resservi à ses hôtes des kneidlech onctueux de graisse de canard, elle s’assit à nouveau, avala à son tour une boulette fleurant bon le schmaltz et le gingembre, puis, regardant sa nièce dans les yeux, sans sourire, lui répondit :
« Ce qui est naturel, c’est de vouloir plaire. Même les bêtes, les oiseaux, les singes ne vivent que pour ça. Plaire. Séduire. Le pouvoir, ma chérie, est une chose naturelle aussi et, je crois, belle. Ça vaut pour les hommes comme pour les femmes. Je sais que c’est une chose qui se perd mais ça n’est pas de la faute des femmes de ma génération, qui s’épilent et se font belles, si la tienne voit s’affronter de pauvres nanas encore prêtes à le faire, et des mecs incapables de s’habiller autrement qu’en se couvrant de sapes informes. »
Involontairement, tous regardèrent du côté de Kyle. Betty pouvant être mauvaise si la pédagogie l’exigeait, il était à croire que ce trait était volontaire.
« Un homme, poursuivit-elle, de mon temps, ça se faisait beau aussi, ni plus ni moins qu’une femme. Et je vais ajouter ceci : ce que j’aime le plus dans la peinture, ce sont les portraits d’hommes. Des hommes de tous les siècles, pleins de virilité – soit de force, ma chérie, mais aussi de retenue –, la barbe soigneusement rasée ou travaillée comme la haie d’un jardin à la française, les vêtements éclatants, le port altier. Tu comprends ça ? Quand j’avais ton âge et que je commençais ma thèse, j’étais amoureuse folle des courtisans de Titien. D’eux et de Cary Grant dans La mort aux trousses : rien que le voir se raser dans la glace des toilettes de la gare, j’en avais des frissons. »
Maurice savait précisément de quoi sa femme parlait et quels autres souvenirs elle avait en tête. Il avala une gorgée de vin avant de s’essuyer lentement les lèvres et la moustache. Betty reprit.
« Vous autres, gamines privilégiées, vous méprisez dans vos familles… Laisse-moi finir, Renée! Vous méprisez dans vos familles et chez les gens que vous connaissez, des Blancs, des bourgeois, ce que vous tolérez ou appréciez ailleurs. Pire, ce que, au fond, vous voudriez vous permettre aussi. Mais moi, j’ai grandi très différemment, tu sais ? Maurice aussi. La famille de ta mère et la mienne, c’était pareil. Nous étions pauvres mais nous avions, je parle surtout des femmes, de la personnalité. Ça, oui. Et nous étions, toutes, de vraies femmes, heureuses de bouffer ou de frissonner dans les bras d’un homme… ou d’ailleurs d’une autre femme, c’est arrivé à quelques-unes d’entre nous! Tu passes ta vie à cracher sur la culture blanche, grand bien te fasse, mais si tu parlais un peu plus avec les femmes de cette ville, les Noires ou les Latinas, tu entendrais de leur bouche un discours assez proche du mien.
– Oui, ça s’appelle l’al…
– Oui, ma chérie, je dois être aliénée, moi aussi. J’aimerais te dire autre chose. Tu sais que, religieusement, j’ai eu des hauts et des bas. Aujourd’hui, c’est surtout pour Maurice que je fais tout ça, et aussi un peu parce que ça m’amuse. Mais il y a une chose que, de mon adolescence à Flatbush, j’ai gardée au creux de moi. J’aime tendrement la virilité des hommes juifs. Le rabbin de notre shul parlait à peine l’anglais, mais à quinze ans, je regardais sa barbe et je fondais. Pour moi, Dieu est anthropomorphique, c’est une déformation professionnelle… Eh bien! Quand je pense à Lui, je me l’imagine parfois comme le vieux Schlesinger, avec ses airs de bête bien dressée. Parfois je pense à Cary Grant, ou à ma mère, ou à la Joconde justement. Schlesinger, sa barbe bien taillée avait une couleur de cendres, un goût, comme ses costumes trois-pièces et son fedora gris, de vieille Europe. Et quelque chose d’autre en même temps, quelque chose d’un peu sauvage – d’oriental peut-être. Un mélange de Galicie et d’Assyrie. Est-ce que tu peux comprendre ça ? Des années plus tard, je suis tombée sur un portrait de Titien qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.
– Mais alors toi, tu veux que les hommes se rasent ou se laissent pousser la barbe ?
– Je veux des hommes qui sachent qu’ils ont un corps et qui se réveillent tous les matins en se demandant comment ils en feront une œuvre d’art », répondit Betty en lorgnant les trois poils de Kyle.
Cette fois, Renée comprit qu’il fallait se taire. Jamais elle n’avait tant haï et adoré sa tante à la fois. « Tu sais, ce chant qu’entonnent les gosses à la shul… Anim zemiros. Je crois que c’est de là que ça me vient. Dieu et ses boucles noires, la « rédemption pour chapeau », les bras d’un guerrier, le visage d’un vieillard… Tu n’as pas oublié ?
– Un dieu bien masculin, donc ?
– Qui peut aussi être féminin. Les boucles noires sont dans le Cantique des Cantiques. Pour moi, Dieu serait aussi la femme du poème, pourquoi pas, la Shekhina est féminine… Mais tu m’accorderas que cette femme-là ne se complaît pas dans la laideur, comme tes amies velues de Brooklyn ou comme l’emperruquée d’Eishes chayil! Du reste, tant qu’à porter ses poils, autant le faire avec grâce, autant plaire avec. Au xixe siècle, les poils excitaient les hommes… Mais cette façon que vous avez de revendiquer vos poils (comme vous revendiquez vos formes ou votre caca) m’ôte tout simplement l’appétit. »
Pendant que Maurice se levait pour apporter la suite, un silence de quelques instants se fit. Et, soit qu’elle voulût se donner une contenance, soit qu’elle trouvât vraiment indécent qu’il fût le seul debout, Renée passa les plats à son oncle, laissant voir à tous les assistants l’impeccable nudité de ses aisselles.