Le Lab « Flouz », de la cellule au théâtre du Châtelet

Cet été, Tenou’a a assisté, au centre pénitentiaire de Meaux, à une répétition du spectacle « Flouz », qui sera joué du 8 au 10 septembre au théâtre du Châtelet à Paris. Une création audacieuse, théâtrale et musicale mise en scène par Olivier Fredj et portée par des détenus.

Deux détenus comédiens et le metteur en scène suivent la répétition.

« On oublie facilement qu’on a un lien avec ces endroits » me concédait Olivier Fredj lorsque je l’avais rencontré au début de l’été. Avec ces prisons placées hors des villes, hors d’atteinte, nous sommes rassurés, nos mondes sont bien étanches. Une fois passée la porte de la prison, j’échange mon passeport contre une accréditation, traverse une succession de corridors déverrouillés par la sécurité qui m’accompagne à distance, et entre au gymnase où se tient la répétition. Les murs aux couleurs décrépies, ce vert et ce bleu synthétiques, irremplaçables, et les deux buts qui se font face me ramènent à mes souvenirs d’école. Pendant quelques heures, les cours de sport changeaient les règles : il ne fallait plus rester assis et je pouvais m’évader.

Aussitôt installé, j’entends parler d’une altercation survenue à la pause-déjeuner : un coup de tête d’un détenu à un surveillant. À ma grande surprise, l’incident est rapporté « l’air de rien ». Sur les dix détenus qui devaient monter sur scène au Châtelet, j’apprends qu’il n’en reste  que quatre, dont trois sont arrivés en cours de route. Il suffit d’une de ces « conneries » et les détenus ne participent plus au projet. Le metteur en scène doit alors rebattre ses cartes sans sourciller.

Quand ils font leur entrée un par un, vêtus de concert en jogging-casquette (qu’ils n’enlèveront pas pour jouer), les détenus serrent toutes les mains, contents d’être là, un rituel. Comme les préparatifs ne sont pas encore terminés, il y a un peu de temps et une joyeuse société s’anime devant moi, composée de détenus, de comédiens, de musiciens et d’acrobates qui travaillent tous ensemble. Shani Diluka, une des plus grandes pianistes françaises contemporaines, invite un détenu à la suivre au piano tandis que commence un concours de poiriers avec les acrobates. L’intégration des détenus est si bien réussie qu’il me faudra écouter et réécouter ce terme qui revient dans leur bouche, « dehors », pour arriver à me resituer, « dedans », pour une après-midi.

La répétition n’a pas encore commencé, les derniers préparatifs sont en cours.

La répétition commence et un premier détenu, le plus âgé, le regard posé et mûr, prend place derrière le pupitre et hésite : « Là c’est à moi de parler ? ». Lancé dans sa lecture, sa voix peine à entrer dans le texte, il semble manquer d’aplomb. Cet ancien intermittent du spectacle est en pleine désillusion : il y a un mois, il a écopé d’une seconde peine et s’est vu retirer sa permission. Il ne foulera donc pas les planches du Châtelet. Investi depuis le début dans l’atelier, il y tenait beaucoup et Olivier Fredj l’a convaincu de rester malgré tout pour les répétitions.

Au tour de « Lacrim », svelte, la barbe juvénile, de déclamer son texte par cœur. Concentré, il n’en guette pas moins inquiet les réactions autour de lui, particulièrement celle de la comédienne professionnelle qui lui donne la réplique : « C’était dur, très dur d’apprendre mon rôle, mais vous voyez, je joue bien non? », plaisante-t-il à moitié rassuré. Comme tous les autres détenus, Lacrim est éligible à un aménagement de peine et il lui faut trouver un emploi. Il sait que des employeurs potentiels seront parmi les spectateurs et que l’année dernière, après le spectacle « Watch », chaque détenu participant a obtenu une promesse d’embauche. 

Olivier Fredj a eu l’idée d’utiliser le théâtre pour aider à la réinsertion car en conditions normales, les entretiens d’embauche ont de grandes chances d’échouer, les recruteurs peinent à faire confiance aux détenus. Grâce à ce spectacle, Lacrim pourra se présenter sous un autre jour. Cet objectif en tête, le metteur en scène a décidé de faire écrire le texte lors d’ateliers organisés en prison, en Ephad, au service de soins palliatifs de l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière et au SAMU social. Cette dimension participative est au cœur de sa démarche artistique : « L’action culturelle a tendance à venir en colonial apporter la bonne parole et je voulais à tout prix éviter ça ». 

L’année passée, le sujet était le temps, cela a donné « Watch » qui a rencontré un franc succès. Cette année « Flouz » traite de l’argent : un véritable cirque financier où se mêlent poésie et acrobatie sur la musique électronique composée par l’éclectique Matias Agayo. Grâce à cette musique et aux acrobates qui ont appris aux détenus à accomplir certaines de leurs figures, cette quête d’argent chaotique est transfigurée en spectacle grandiose qui parle de et à toute la société.

Pendant la répétition, une diatribe d’Hitler sur les Juifs et l’argent me fige. Vient ensuite cette remarque entendue lors du procès des assassins d’Ilan Halimi « Si on leur avait dit que les Martiens étaient riches, ils auraient enlevé un Martien ! ». Lorsque j’interroge Olivier Fredj, il me répond que sa judéité est « sans importance » pour les détenus : il ne ressent aucun préjugé ni aucune méfiance à son égard.

Venu du monde de l’opéra, le metteur en scène a su faire le lien avec le milieu carcéral, « ce monde d’exclus » qui, finalement, le libère du carcan classique : « Si on continue à penser que ce n’est pas de la vraie musique et que tout le monde doit lire Molière, il n’y aura pas de ciment social possible », croit-il sincèrement. 

Une scène d’acrobatie, suivie de près par le musicien Matias Agayo.

Au cours de l’après-midi, les détenus auront parfois du mal à endosser leur rôle. Approcher cette difficulté, l’accepter pour mieux la dépasser, est ce qui fait toute la force de la pièce. D’ailleurs, si la réinsertion fonctionne, c’est peut-être parce que, sur scène, les employeurs apercevront des hommes qui essayent d’être autre chose qu’eux-mêmes et à qui ils peuvent donner une chance, un futur différent de celui qui paraissait décidé.  

Pour Olivier Fredj, les notions juives de Hessed (générosité) et Tsedaka (justice) ne sont pas la même chose. Il ne s’agit pas pour lui de faire la charité, mais d’aider l’autre à s’aider, car « la justice, c’est considérer qu’on fait partie d’une même société, où l’on est responsables les uns des autres, interdépendants ». Et cela donne un spectacle cohérent et haut-en-couleurs que vous recommande vivement Tenou’a.

Informations pratiques :
Le lien pour réserver sa place : https://www.chatelet.com/programmation/2023-2024/flouz/ 
Le site d’Olivier Fredj :  https://www.olivierfredj.com/paradox-palace
Le site de sa compagnie Paradox Palace : https://www.paradox-palace.com