Près de vingt ans après son monumental Diaspora et sept ans après This Place, le photographe français Frédéric Brenner poursuit son exploration des identités juives, leur évolution et leurs dissonances avec Zerheilt – Healed to Pieces: trois ans d’immersion dans Berlin et sa mosaïque juive viennent de donner naissance à un livre puissant et une exposition au Musée juif de Berlin. Rencontre dans la capitale allemande, où il s’est installé en 2016.
Il y a 20 ans, vous terminiez votre projet Diaspora avec des photos d’Europe, notamment de Berlin. Aujourd’hui, votre projet Zerheilt est entièrement consacré à Berlin. Qu’est-ce qui a changé en 20 ans ?
Il y a 20 ans, Berlin faisait partie de sept villes phares de la culture juive européenne dans le cadre de mon projet Diaspora. Mon hypothèse de travail s’inscrivait dans la diversité des façons d’être juif dans le monde.
En 2016, j’ai été invité par l’Institut d’études avancées de Berlin pour une résidence d’artiste. J’ai accepté à contrecœur. J’ai été élevé avec l’injonction paternelle : « On ne va pas en Allemagne, on ne parle pas allemand, on n’achète pas allemand ». Ma venue à Berlin m’a permis de me libérer de cette injonction. Mais ce travail d’immersion pendant trois ans est surtout le reflet d’une plus grande maturité émotionnelle et d’une plus grande maturité artistique. À Berlin, j’ai changé la charge énergétique pour laisser les choses et les gens venir à moi, plutôt que de les rechercher activement.
Vos photos représentent des Juifs allemands, de l’ouest et de l’est, des Israéliens sépharades et ashkénazes, des ex-Soviétiques et des Américains, des convertis et des orthodoxes, des rescapés des camps et des gamins qui n’ont pas connu le Mur de Berlin. Et des gens qui ont de lointaines racines juives ou qui ne le sont pas mais qui ont une très forte affinité avec le judaïsme. Qu’ont-ils en commun ?
Leur différence ! Il y a quelque chose qui m’a touché en eux et qui résonne en moi. Pour chacun, c’est un élément différent. Quel est le fil rouge ? Ces personnes nous permettent de faire l’expérience de l’étrangeté (Verfremdung), d’un entre-deux, de la faille en chacun de nous. Il y a toujours quelque chose qui ne coïncide pas, avec soi-même et avec son environnement. Pour moi, c’est ça l’être-juif. C’est un décalage à deux niveaux. Je regarde ce double mouvement sans complaisance mais avec compassion, même avec tendresse. Pour moi, il n’y a d’intimité possible qu’en faisant l’expérience de l’étrangeté. C’est le cœur de mon travail que j’ai pu approfondir ici : devenir familier avec ce qui nous est étranger, et devenir étranger avec ce qui nous est familier.
Votre titre de travail était « Les spectres de la mémoire : Mise en scène de la judéité ». Dans votre introduction, il est beaucoup question de mise en scène, de performance, de simulacre, des termes qui évoquent quelque chose de construit, de fabriqué, voire d’artificiel. Avez-vous rencontré la sincérité ?
Je pense que je suis plus vrai que je ne l’ai été, que je me cache moins. Toute cette expérience de l’étrangeté n’est pas intellectuelle. Quand je rencontre ces personnes pour les photographier, c’est à la fois une performance et un travail sur l’intime. Avant, c’est moi qui faisais la photo, qui mettais les gens en scène. Ici, j’ai passé beaucoup de temps à les écouter et les regarder. Ils choisissent où ils veulent être photographiés, comment ils s’habillent, leur pose. Ce sont des portraits intimes, pas des performances.
Quand on est à Berlin et qu’on s’intéresse à des formes de judéité, comment ne pas être constamment ramené à la mémoire de la Shoah ?
La Shoah est en filigrane, elle ressurgit de temps en temps, mais elle n’est pas présente en permanence. Il y a des associations dans mes photographies, bien sûr, mais je travaille dans l’ellipse. C’est une question de pudeur.
Auriez-vous pu accomplir un travail similaire dans une autre ville ?
Ce qui m’intéresse ici, c’est Berlin comme lieu et comme métaphore. Berlin est un laboratoire expérimental, un incubateur. D’un côté, mes photos de Zerheilt, c’est tellement Berlin ! De l’autre, cette diversité de personnes pourrait se trouver à New York ou ailleurs. En même temps, Berlin est une ville qui exhibe ses cicatrices. Les gens qui se sont installés ici ont d’abord fui quelque chose. Il y a une dimension alternative qui est restée. Tout est possible, il y a une fluidité certaine, tout à fait particulière au Berlin d’aujourd’hui, mais qui est déjà en train de changer.
Vous avez toujours observé les identités juives mais, ici, vous examinez aussi d’autres identités fluides : des parcours religieux chaotiques et des pratiques religieuses diverses, mais aussi des identités de genre et de sexualité…
L’expérience de la dissonance se poursuit, mais je suis plus ouvert à d’autres dissonances. Berlin est une ville qui, quand elle était au cœur du Reich, refusait la dissonance.
C’est à la fois mon livre le moins juif et le plus juif, le plus particulier et le plus universel. Les identités ne sont plus compartimentées comme dans mon exploration de la Diaspora. Toutes les catégories s’effondrent, elles deviennent floues. Je n’aurai pas pu montrer ces aspects avant. Aujourd’hui, tout est dans tout. C’est une avancée du règne de l’indifférencié : des Allemands qui deviennent juifs, des gens qui ne sont pas convertis mais qui pratiquent quand même le judaïsme, des Israéliens qui rêvent d’un Weimar qui n’a jamais existé… Même si mon approche est impressionniste, ma grille de lecture est sociologique. J’ai passé un an et demi sur le terrain avant de commencer à photographier. Je voulais être sûr que tous les groupes soient représentés. Ce qui me préoccupe, c’est la faille. J’explore les lignes de faille dans l’être humain et dans la société.
Cette grande diversité de personnes s’accompagne finalement de très peu d’informations biographiques. Seul leur nom est mentionné à la fin. Pourquoi ?
Je suis arrivé à cette décision après de nombreux débats avec moi-même. Les personnes photographiées incarnent beaucoup plus qu’elles-mêmes, elles sont des miroirs ou des porte-drapeaux. Je veux qu’on regarde les photos et qu’on se dise : « Je ne suis pas sûr(e) ». Qu’on se pose des questions, qu’on échafaude sans cesse des hypothèses. Une légende plus détaillée est déjà une interprétation de la photo, une béquille sur laquelle s’appuyer. Je ne voulais pas que Zerheilt bascule dans le documentaire, mais bien inviter le lecteur à faire l’expérience toujours renouvelée de l’étrangeté.
D’où vient le titre « Zerheilt – Healed to Pieces »?
Dans sa correspondance avec sa maîtresse Ilana Shmueli, le poète Paul Celan écrit, en parlant des Nazis : « Sie haben mich zerheilt ». C’est un mot qu’il a inventé avec le radical zer qui indique une cassure, et heilt, « guéri » que l’on pourrait traduire en français par « guéri en mille morceaux ». On reste dans cet entre-deux.
Frédéric Brenner : Zerheilt – Healed to Pieces
Exposition au Musée juif de Berlin, entrée gratuite, jusqu’au 13 mars 2022 – www.jmberlin.de
Exposition au Musée historique juif d’Amsterdam au printemps 2022.
Livre publié chez Hatje Cantz, 168 pages, en anglais, 58 € – www.hatjecantz.de