Golem : « on crée ensemble pour lutter contre l’antisémitisme »

©David Quesemand

Le 12 novembre 2023 a lieu dans plusieurs grandes villes de France une « marche contre l’antisémitisme » à la suite de la multiplication inquiétante d’actes antisémites sur le territoire, dans le contexte du 7 octobre et de la guerre qu’Israël mène contre le Hamas à Gaza. De nombreuses personnalités et partis politiques manquent à l’appel, mais le Rassemblement National et Marine Le Pen sont bien là. Pour dénoncer la présence du parti d’extrême-droite à cette marche et l’instrumentalisation de l’antisémitisme qu’il effectue depuis le 7 octobre, un groupe de militants juifs de gauche décide de former un “cordon sanitaire” entre le RN et le reste des manifestants. Cet événement restera gravé dans la mémoire du collectif Golem comme son acte fondateur. Depuis, s’exprimant sur les réseaux sociaux, représenté par des porte-paroles dans les médias et fort d’une centaine de militants de gauche déterminés à lutter contre l’antisémitisme d’où qu’il vienne, Golem se développe, accueille toutes les générations de Juifs orphelins après la réaction d’une certaine partie de la gauche française au 7 octobre et à ses funestes suites.

©Sender Vizel

Le collectif a défini sa ligne politique dans le premier de ses Dix Commandements publiés sur ses réseaux: “Golem a donc pour ambition, d’une part, de lutter contre l’antisémitisme d’où qu’il vienne, et plus largement de défendre les droits sociaux et les libertés publiques. Dans ce cadre, Golem défend l’indivisibilité de la lutte contre tous les racismes”. Nous avons voulu, pour marquer une année riche en actions, en formations, en rassemblements, en militantisme de gauche, donner la parole à six militants de Golem, ayant entre vingt-cinq et quarante ans, qui reflète chacun à leur manière une sensibilité du collectif.

Dans chaque prise de parole, deux mêmes sombres constats : les alliés progressistes qui étaient les leurs dans les luttes collectives passées, au sein de syndicats étudiants, de mouvements féministes, antiracistes, de partis de gauche majoritairement, ont massivement “lâché” les Juifs après le 7 octobre, pour diverses raisons, à travers une rhétorique catégorisante et catégorique, peu rigoureuse, emplie d’amalgames et de paroles brutales, justifiant la violence. Deuxième constat : le retour du “ça” – “ça peut revenir”, “ça peut recommencer”. Autrement dit, le sentiment oppressant que personne d’autre que lui-même ne saurait défendre un Juif agressé, réceptacle du malheur du monde, se débattant avec les traumatismes familiaux passés et un attachement à Israël rendu, pour beaucoup, difficilement exprimable ou audible dans les milieux de gauche, à cause des antiennes antisémites qui y perdurent et se métamorphosent à l’envi, ainsi que d’une injonction et d’une assignation géopolitiques en raison de leur origine juive. 

Pour Tenoua, Fanny Arama, membre de Golem, a recueilli les paroles de plusieurs militants du collectif. Nous vous proposons de les parcourir par thématiques en cliquant sur les liens ci-dessous.

Ce qui a changé depuis le 7 octobre
L’engagement militant au sein de Golem 
Ce qui leur donne de l’espoir

Ce qui a changé depuis le 7 octobre 

ROXANE Il y a eu une lente perte de moi-même et sidération à partir du 7 octobre. Je suis petite-fille de rescapés d’Auschwitz, mes grands-parents se sont rencontrés à Drancy. Enfant, j’étais beaucoup avec ma grand-mère dans les commémorations et je sais qu’elle avait peur que cela recommence. Je lui ai beaucoup dit : “Ça ne recommencera jamais. Nous sommes en sécurité, mais il faut aussi se mobiliser aux côtés d’autres minorités, dont les Musulmans”. Après le 7 octobre, la claque a été immense : le féminisme a été très important dans ma vie de femme ces quinze dernières années, dans la construction de ma famille, dans le fait d’être mère de deux garçons… Le milieu féministe est allé dans des rhétoriques plus que dangereuses, le “on te croit” n’existait plus. Les unes après les autres, les “safe places” ont sauté, c’était ça le pire. 

Judaïsme Aujourd’hui, mes deux garçons sont circoncis et j’ai peur. Je suis tiraillée par “Tu te racontes des histoires” et  “Dans le passé, ça a existé”. C’est dur. 

Israël Je croyais vraiment qu’il y aurait une “guerre propre”, je voulais croire à la moralité que l’armée israélienne revendiquait. Mais leurs actes n’ont pas suivi leurs mots. J’avais un énorme espoir, ma déception est immense. Je pense beaucoup à la phrase de Kamel Daoud qui dit : “Ça se perd vite, un pays”

THÉODORE D’une certaine manière c’est un choc de se retrouver assigné à une identité. Au début à Golem, on se disait: “J’ai trouvé une maison”. Mais c’est surtout qu’on ne peut pas être ailleurs. 

JudaïsmePendant la seconde Intifada, mon père était très parano. Je me rappelle, avec mes frères et sœurs, c’était un sujet de blagues. Mais après le 7 octobre et avec l’explosion des actes antisémites, je me suis dit: “Mince, il avait raison”. C’est difficile, de s’avouer: “Il n’était pas fou, le vieux !”.

Israël Je ne me suis pas trop intéressé à Israël, même si j’ai de la famille qui y vit. Je pensais qu’en fait le sionisme, c’était la génération de mes parents. Je me suis toujours dit que j’étais “post-sioniste”, dans le sens où Israël existe. Il y a quelques allumés qui pensent que cet État ne devrait pas exister mais ce n’est pas un sujet. En réalité, je me dirais sioniste. Avant, je ne me posais pas la question.

LORENZO Le 9 octobre, je me suis embrouillé avec toute ma fac : quand je suis arrivé il y avait écrit “Soutien inconditionnel au peuple palestinien” sur les murs, j’ai pris une photo et j’ai posté ça sur une boucle accessible à 800 militants. J’ai demandé si ce message incluait les massacres et les viols commis par le Hamas le 7 octobre. Et, à partir de ce moment-là, je suis devenu l’ennemi public, le “chef sioniste” de ma fac.

Si certains professeurs n’ont rien dit, ce n’est pas uniquement par lâcheté, c’est parce qu’ils sont d’accord avec ces étudiants. 

Judaïsme Avant, je n’avais pas beaucoup d’amis juifs. Depuis Golem, j’en ai plein !

Israël J’ai eu un rapport très fantasmé à Israël pendant longtemps. Quand j’étais petit, j’étais fasciné par les récits de la Guerre des Six jours et de Kippour ; je voulais défendre le peuple juif. D’une certaine manière, j’ai encore ce rapport fantasmé à Israël. Ces dernières années, j’ai fait l’autruche, je ne voulais pas savoir ce qu’il se passait en Israël, en Cisjordanie. Aujourd’hui, je me suis beaucoup documenté sur l’actualité, même si je connaissais déjà l’histoire du pays. Il y avait quelque chose que j’avais essayé d’ignorer, que je ne peux plus ignorer.

©Mathilde Roussillat

NOÉ Pendant un mois, j’en ai voulu à tous ces Juifs qui se rendaient compte qu’il y avait de l’antisémitisme en France. Je me suis dit : “Mais enfin, depuis tant d’années, je n’ai pas passé une nuit ou une journée sans y penser, et vous, vous étiez où ?”.

Le 7 octobre a créé de nouveaux antisémites qui ne sont pas irrécupérables, mais en soi, peu de choses ont bougé idéologiquement. Surtout, après le 7, des gens comme Houria Bouteldja sont davantage sortis de leur corners et ont eu de plus en plus de relais médiatiques. Des gamins qui n’en avaient rien à faire des Juifs se sont mis à s’abreuver à des sources antisémites, sans le savoir parce qu’elles paraissent policées. 

Judaïsme Je ne sais pas si je me bats pour qu’on laisse les Juifs en paix ou parce que ça m’angoisse de voir la gauche s’abîmer en tant que “camp de la raison”. Ma judéité a forgé ma gauche et réciproquement. 

Israël Avant le 7, je revendiquais de pouvoir ne pas avoir de relation à Israël. Le 7, ce n’est pas parce qu’Israël a été touché que j’ai été affecté, mais parce qu’il y a eu des meurtres antisémites.

Ce qui m’attriste, c’est que l’antisémitisme tel qu’il prospère actuellement en France donne de plus en plus de raisons à Israël d’exister en tant que refuge, alors que j’aimerais le voir se normaliser. 

Depuis le 7, je considère que les expressions qui se disent antisionistes et qui sont pour la destruction d’Israël, qui n’existaient pas à ce point dans le débat public avant le 7 octobre, sont des expressions antisémites. C’est donc un nouvel élément contre lequel je dois lutter.

RACHEL Les peurs que mon père avait se rapprochent de moi maintenant. Mon père, les gens qui sont survivants ou qui ont vécu de près ou de loin la Shoah disaient : “Cela pourrait revenir”. Aujourd’hui, la potentialité qu’un jour “Ça pourrait revenir” devient plus présente même si on n’est pas forcément en première ligne du racisme décomplexé de l’extrême droite.

Aujourd’hui, des gens qui auparavant n’avaient rien à voir avec la politique se mettent à rejeter la faute de manière unilatérale sur Israël, les sionistes et hélas, les Juifs, et cela ressemble plus à du fétichisme qu’à la défense réelle des Palestiniens.

HELENA Comme beaucoup de personnes, le 7 octobre a été un véritable mouvement de bascule émotionnel et géopolitique : je suis clairement passée de post-sioniste à sioniste. Mon sionisme vient du constat de la résurgence de l’antisémitisme partout en Europe et dans le monde, mais aussi de l’importance que représente ce pays pour la grande majorité des Juifs dans le monde, moi y compris.  

Ce qui a changé en moi après le 7 octobre, c’est que je fais beaucoup moins confiance aux gens. Je me suis repliée sur ma communauté, pour y trouver de l’écoute et de la consolation.

J’ai pourtant toujours été partisane du mélange, de l’universalisme, et je me méfie de l’entre-soi. Pour parler de mes sentiments par rapport au conflit, je préfère désormais en parler à mon entourage juif. Je doute encore aujourd’hui de l’empathie de la part des autres, mais j’espère encore que ce sentiment n’est qu’éphémère.

©David Quesemand

L’engagement militant au sein de Golem 

ROXANE Le 8 mars 2024, je savais que des femmes juives allaient marcher pour être représentées [Nous Vivrons]. J’ai fait le cortège d’un bout à l’autre, deux fois, aller-retour, en constatant qu’elles n’étaient pas là. J’ai été affligée par l’unilatéralité des discours place de la Bastille, par le fait qu’aucune compassion n’était exprimée pour les femmes israéliennes et qu’on demandait des preuves. Je n’en revenais pas. 

Ce qui me plaît avec Golem, c’est qu’on est nombreux, qu’on partage, on propose, on crée ensemble pour lutter contre l’antisémitisme. 

THÉODORE J’étais très motivé pour aller à la première manifestation de Golem, celle du 12 novembre, une manifestation avec des camarades juifs de gauche.

Mon père m’a dit qu’être visible, c’est être une cible… Quand on a créé Golem, j’ai, cependant, eu droit à des réflexions du type : “Tu es un traître”, parce que je n’étais pas dans le soutien inconditionnel à l’intervention israélienne.

LORENZO J’étais en recherche d’un groupe juif de gauche qui luttait contre l’antisémitisme. Je m’étais déjà battu quasiment tout seul dans ma fac, et j’avais besoin d’être avec des personnes qui partageaient mes points de vue. Cela a été dur d’être isolé et ostracisé dans le milieu militant de gauche à l’université Paris 7. 

NOÉ Dès la classe de seconde, en 2012, au moment où Soral et Dieudonné évangélisaient à tour de bras et où leurs diatribes antijuives affectaient la vie de beaucoup de Juifs de mon âge, personne à gauche n’a pris la parole. Enfin personne sauf Manuel Valls, c’est dire si la gauche antiraciste avait déserté.

Quand Golem est arrivé, pour la première fois, j’ai vu un discours critique de Soral et du PIR [Parti des Indigénistes de la République]. J’ai rencontré des militants qui, comme moi, avaient vu les discours antisystèmes toujours converger vers les Juifs, et fermement décidés à alerter la gauche sur ce qui se passait, tout en restant inébranlables sur leurs convictions de gauche antiraciste – cela m’a redonné de l’espoir.

Mon père est né en 1946 de deux parents déportés, il m’explique à quel point la lutte contre l’antisémitisme ne sert à rien… Notre relation est tendue et, comme je passe trop de temps à son goût à faire des choses ni très rentables, ni très utiles, cela lui fait peur. Ma grand-mère, enfant cachée, ne comprend pas à quoi cela sert d’essayer de convaincre: elle pense que l’antisémitisme, c’est l’antisémitisme, il n’y aurait rien à faire/on ne peut rien y faire. 

RACHEL J’ai été à la première manifestation du 12 novembre 2023. Quand on est sortis de cette manif, c’était difficile de prendre en compte cette nouvelle perspective: manifester contre l’antisémitisme avec le RN .

Mon père me disait: “Il faut faire attention à qui on dit qu’on est Juif parce que l’on risque d’être déçus par les gens”. Moi aussi, j’ai été déçue par des camarades avec lesquels j’en ai parlé et qui ont eu des réflexions antisémites, ou alors des gens qui, s’ils disaient ne pas vouloir l’être, l’étaient quand même via notamment l’injonction de positionnement géopolitique.

Au moment où j’ai rencontré des gens en dehors de mes cercles amicaux, je me suis demandée comment je me positionne si je sens qu’il peut y avoir de l’antisémitisme: parfois j’ai défendu mes positions, parfois je me suis tue, pour préserver mon énergie, lutter à des moments où c’est utile.

Dans les milieux Juifs athées de gauche qui existaient depuis longtemps, la moyenne d’âge commençait à être élevée: c’est vraiment réjouissant de voir que Golem donne de la place non seulement aux jeunes mais aussi aux primo-militants. 

 HELENA Je suis arrivée à Golem tout début janvier 2024. J’avais besoin de temps pour être de nouveau en confiance avec certaines mouvances de la gauche, après la manière dont une trop grande partie de la gauche a réagi au 7 octobre.  

Dans mon entourage des milieux de gauche, sur les réseaux, quelques personnes ont réagi avec étonnement: “Ah bon, tu es pro-Israël?”, quand bien même mes publications sur les réseaux restent équilibrées.

©David Quesemand

Ce qui leur donne de L’espoir

ROXANE Me battre contre les ombres d’où qu’elles viennent. Dans chaque tunnel, on doit trouver la lumière. J’ai de l’espoir quand je regarde mes enfants, quand je suis dans les bras de ma compagne, quand je parle avec le père de mes enfants en ayant réussi à ce qu’on ne se déteste pas… L’espoir pour moi c’est aussi des collectifs comme Standing Together et The Third Narrative.

THÉODORE Est-ce qu’on lutte parce qu’on a un espoir que cela change, ou est-ce qu’on lutte parce qu’on doit vivre à la hauteur de ses idées ?

LORENZO Je pense que les Juifs ont toujours été seuls en fin de compte. La protection des synagogues par exemple, cela a été dur à obtenir, ça n’allait pas de soi. L’histoire juive a montré qu’on ne pouvait faire confiance qu’à nous-mêmes.

NOÉ Un antisémite qui se pose des questions c’est déjà plus réjouissant qu’un antisémite obtus. Le fait de rencontrer des gens avec qui dialoguer, des gens avec qui on n’est pas forcément d’accord sans pour autant déshumaniser l’autre. C’est le même espoir que n’importe qui à gauche : l’espoir dans la capacité humaine à s’organiser de manière à faire le moins de mal possible à son prochain.

RACHEL Le fait que des groupes politiques problématiques qui se revendiquent “anti-sionistes’’ parlent toujours de Golem ou de ses membres montre que le collectif prend de l’importance. Leur caractère obsessif me fascine !  

HELENA Le monde des réseaux sociaux est parfois infâme, il pullule d’antisémites, mais cela ne reflète pas nécessairement la réalité.

  • Nir Avishai Cohen

“Nous devons continuer à parler et critiquer, au nom de notre amour d’Israël”

En 2022, Nir Avishai Cohen, militant de la paix, ancien porte-parole de “Breaking The Silence” et réserviste de l’armée israélienne, a publié Aimer Israël, soutenir la Palestine, un livre qui, comme sa participation à l’émission de téléréalité “Big Brother”, cherche à éveiller les nouvelles générations israéliennes sur la colonisation en Cisjordanie. En 2024, ce livre paraît en France aux éditions de L’Harmattan. Il est accompagné de plusieurs textes écrits après le 7 octobre et, encore une fois, dans ses textes, Nir Avishai Cohen porte un message d’apaisement et propose plusieurs pistes pour y parvenir. Tenoua l’a rencontré à Paris.

8 min. de lecture