Né en 1817 à Concord dans le Massachusetts, Henry David Thoreau acquiert une vaste culture classique à l’université de Harvard. Il se forme auprès de Ralph Waldo Emerson, père du transcendantalisme américain, qui propose de fonder une culture indépendante de celle de l’Europe, où la nature et le divin entrent en correspondance. Emerson l’initie à la philosophie orientale, à la méditation et à la solitude, une économie de vie que Thoreau fera sienne sur les rives du lac Walden au sein d’une cabane aux allures de soucca. Emerson l’invite à l’observation et à la sublimation de l’ordinaire: « j’embrasse le commun, je m’assieds au pied de ce qui est familier, bas, et je l’explore ». Thoreau fonde un genre littéraire appelé Nature writing, dont Les Rêveries du promeneur solitaire (1782) de Jean-Jacques Rousseau constituent peut-être l’inspiration européenne. Il fait sienne la phrase d’ouverture des Rêveries, « me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. » (1777) et quitte Concord pour s’établir près d’un étang isolé à l’âge de trente ans.
Le 4 juillet 1847, il entreprend la construction d’une cabane sur les rives du lac Walden. Il y demeure « deux ans et deux mois », retraite propice à la méditation et à l’exploration de la vie naturelle: « je m’en allais dans les bois parce que je voulais prendre le temps de vivre, faire face seulement aux faits essentiels de la vie… vivre profondément, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez rigoureusement et de façon spartiate pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie ». Thoreau décrit son projet dans Walden (1854) qui témoigne d’une attention particulière accordée aux changements des saisons et aux variations de lumière. Le jeune homme veut s’enraciner, vivre au cœur de la nature pour se fondre en elle: « soirée délicieuse que celle où le corps tout entier n’est qu’unique perception, et s’imbibe des délices par chacun de ses pores. Je vais et viens dans la Nature avec une liberté étrange, comme l’un de ses constituants ».
Thoreau souhaite qu’une part du monde naturel demeure mystérieuse, irréductible à la pensée. La nature thoreauvienne est un havre protecteur et bienfaisant, malgré les assauts répétés de la pluie contre les murs de sa maison de fortune. Si la réclusion de Thoreau obéit à des motifs distincts de ceux des Juifs de Souccot, le rapprochement de la cabane du philosophe et de la soucca n’a rien d’une juxtaposition artificielle. Thoreau s’isole pour mieux s’affranchir du passé, des normes sociales et familiales qui le contraignent et l’éloignent, pense-t-il, de son être authentique. Le temps y acquiert une autre épaisseur, où le présent l’emporte sur le passé, où le souvenir s’efface devant les plaisirs immédiats que lui procurent la contemplation de la nature et l’écriture philosophique. À Souccot, la Torah commande de « s’abandonner à la joie» (Deutéronome 16:15) à grand renforts de chants et de nourriture. Elle qualifie cette fête de Zeman simhaténou, « le temps de notre joie ».
Souccot est une fête collective et commémorative où l’on réinvestit, en actes et en prières, un épisode de notre héritage commun. La communauté s’assemble pour honorer l’injonction divine: « vous demeurerez dans des cabanes (souccot) durant sept jours afin que vos générations sachent que j’ai donné des souccot pour demeures aux enfants d’Israël quand je les ai fait sortir du pays d’Égypte, moi l’Éternel votre Dieu », (Lévitique 23:42-43). Thoreau se retranche dans une cabane isolée du monde non pour s’y soustraire, mais pour mieux l’observer et le réformer, pour désamorcer les temporalités sociales et renouer avec les cycles saisonniers. Le philosophe propose un projet individuel inspiré du concept émersonien de self-reliance ou autosuffisance. Il fait de l’isolement la voie d’accès à la vérité. S’il chérit la solitude, Thoreau apprécie également la compagnie des hommes et reçoit de nombreux invités dans sa cabane, devenue nouvelle agora des philosophes et refuge des esclaves en fuite. Chaque hôte est traité avec déférence et respect, à la manière des Ushpizin, les invités de la tradition juive, interrogé avec pudeur et simplicité à l’ombre des arbres qui bordent sa cabane: « si nous ne sommes rien de mieux que des parleurs loquaces et bruyants, alors nous pouvons nous permettre de nous tenir tout près l’un de l’autre, joue contre joue, et de mêler nos souffles; mais si nous faisons usage d’une parole pondérée et réfléchie, nous avons besoin de plus d’espace entre nous ». Ses hôtes dialoguent parfois de part et d’autre du lac, à plusieurs mètres de distance, pour mieux faire vibrer leurs mots.
Thoreau fait de la solitude la condition nécessaire à l’affirmation de soi. Le judaïsme est porteur d’une vision différente de l’homme. La collectivité n’entame en rien sa capacité à affirmer son individualité et porter un regard original sur le monde. La pluralité y est admise et même encouragée à travers la confrontation d’opinions divergentes propres aux makhloket talmudiques. Le groupe participe de la construction de l’individu sans en menacer l’intégrité. Le projet de Thoreau procède d’une intuition que partagent les Juifs lors de Souccot, à savoir la conscience du caractère fragile et éphémère de l’existence. Thoreau recherche cette vie solitaire et dépouillée, qui le rappelle à la condition première de l’homme, à un état originel de dénuement et d’humilité, où chacun était à la merci des éléments et devait compter sur ses forces vives pour subvenir à ses besoins. Un idéal de vie ascétique auquel il renoncera pourtant dès 1849…
Observateur attentif, Thoreau aime sillonner les forêts vierges de Nouvelle-Angleterre. Emerson le décrivait ainsi: « marcher avec lui était un plaisir et un privilège. Il connaissait le pays comme un renard ou un oiseau… La longueur de sa marche déterminait celle de son écriture. S’il restait enfermé toute la journée chez lui, il n’écrivait rien ». Ses écrits engagés en font l’un des précurseurs de l’écologie moderne. Face à la surexploitation des pins blancs dont on faisait alors les mâts des bateaux, Thoreau en appelle à la protection des forêts car « c’est dans cette nature sauvage que réside la sauvegarde du monde ». Son écologisme ne le prive jamais d’une perspective humaniste car « tout dans la nature est à considérer en ce qu’elle concerne l’homme ». Pour Thoreau, l’homme a des devoirs vis-àvis de la nature. Une responsabilité qu’il élargit aux rapports humains et le rapproche en cela de l’éthique juive à laquelle nous rappelle chaque année la fête de Souccot.