
À VOUS LIRE, IL Y A PLUSIEURS HUMOURS JUIFS. POUVEZ-VOUS NOUS EXPLIQUER LEURS CARACTÉRISTIQUES?
Les humours juifs sont comme le peuple juif: unité civilisationnelle d’esprit, et diversité des visages
culturels.
Du côté de la diversité des humours juifs, les variantes sont géoculturelles, stylistiques, et transhistoriques. Humours ashkénaze, judéo-espagnol, judéo-arabe, israélien. Humours du shtetl, du mella, des bourgades juives, humour odessiste ou moscovite, salonicien ou tunisien, berlinois ou strasbourgeois, newyorkais ou tel-avivien.
Diversité aussi des genres narratifs: humour originaire des histoires juives de tradition orale, construites comme des anecdotes, des fables, des proverbes ou dictons parodiques, qui circulent librement d’un endroit à un autre selon une économie de colportage. Se rhabillant aux vestiaires des contextes locaux, au kaïros de leurs surgissements. Humour littéraire, cinématographique ou télévisuel, ensemencé de ces histoires orales, nourri de leurs patterns spirituels. Il puise dans la galerie de portraits de caractères moraux et dans la typologie des profils psychologiques que le petit peuple juif a dépliés à l’épreuve de la vie populaire. Il les récolte et les déplie, en œuvres romanesques ou scenarii, à la façon dont certains compositeurs vont puiser dans les chants et danses populaires les thèmes musicaux de leurs rapsodies et symphonies.
Côté diversité, il faudrait aussi opérer une distinction entre l’humour juif et l’humour des Juifs. Celui-ci travaille les cultures dominantes à la façon du scepticisme de Raymond Sebond et de Montaigne, un scepticisme de « marranes ». Un scepticisme aggravé et offensif qui dynamite les idoles de la fatuité sociale, de la cuistrerie pontifiante, de l’arrogance possédante, de l’hypocrisie politique, environnantes. Ainsi en Amérique, les codes de bienséance WASP; dans les contrées autrefois du « socialisme réel », les impostures politiques et leurs mensonges mortifères; et en Israël, le conformisme du « credo » sioniste parvenu…
QUEL EST LE LIEN, L’UNITÉ, ENTRE CES DIFFÉRENTS HUMOURS JUIFS?
D’une part, les objets de leur dérision. Il s’agit des grandes contingences humaines et leurs invariants: la conjugalité et la parentalité, le gagne-pain, la santé, la vieillesse et la mort, et les leurres politiques. D’autre part, la discordance entre les idéaux proclamés par la tradition et la réalité observée. Tous titillent avec persévérance la consistance du Divin qui, à l’aune de la réalité des choses vécues, semble peu « prévoir » et peu « pourvoir ». Comme un rebond amusé, un redoublement farceur de l’enseignement désillusionné du Kohelet salomonien. Tous rient, par lucide constat – avec une gaîté tendre, une malice mélancolique, ou désabusée, sans amertume ni ressentiment haineux – des déceptions de l’existence, d’une justice si peu « rétributive », et d’un monde mal fini, originellement cassé… Enfin, il faut noter encore que, dans ses variantes, cet humour demeure dans le cadre éthique des prescriptions humanisantes de la tradition juive: « Faire blêmir de honte son prochain en public équivaut à verser son sang », dit le traité Baba metsia, ou bien encore, par exemple: « L’arrogance est l’équivalence de tous les péchés », comme le souligne Rav Abba Arikha, etc. Ce cadre éthique porte le rire juif à l’autodérision, contrairement à la tradition gréco-latine des ridicula qui, de Platon, Aristote jusqu’à la Renaissance, ne conçoit de rires que rire d’autrui. À l’intérieur du champ biblique s’est élaboré, conçu, et construit, la possibilité d’un rire autre que celui identifié par la tradition philosophique gréco-latine. Emmanuel Berl, disait d’ailleurs: « C’est un fait que l’humour semble être un apanage plus particulier des AngloSaxons et des Juifs, lesquels se trouvent précisément les deux peuples les plus rompus et les plus adossés à la lecture de l’Ancien Testament »…
EST CE CELA QU’ON APPELLE « HUMOUR » SELON VOUS? ET EN QUOI SE DISTINGUE-T-IL DES AUTRES FORMES DE RIRE?
Le rire juif d’humour, dont les premières traces documentées remontent au XIIe siècle chez le poète séfarade Al Harizi, ou le rire anglosaxon d’humour tel qu’une chaîne d’écrivains et de philosophes moraux chrétiens anglais en inventeront l’appellation et la notion au tournant du XVIIIe siècle, ont en commun de ne pas agresser autrui, affichant une « conscience de soi » auto-réflexive et bienveillante. C’est cela l’Humour! Les philosophes anglais l’élèveront en arme contre le fanatisme. Le rire d’humour, liant liberté, esprit et bienveillance, qu’il soit d’autodérision juive ou de détachement britannique, est le signe, le moyen, et le symptôme, d’une liberté intérieure.
CERTAINS PRÉTENDENT QUE L’HUMOUR JUIF PEUT INCLURE UN HUMOUR ANTISÉMITE, MAIS RACONTÉ PAR DES JUIFS?
La formule « humour antisémite » est intrinsèquement un oxymore!… Et non! Le corpus de l’humour juif vrai, n’intègre pas de « blagues antijuives » retournées par le seul fait que des Juifs se les raconteraient… Cette hypothèse souvent entendue, aux attraits vulgaires de paradoxe, est corrélée à nombre de lieux communs erronés: que l’autodérision juive serait une « politesse du désespoir », ou une manifestation de « haine de soi », ou un trait de « masochisme » souffreteux. Ces formules, condescendantes ou compassionnelles, n’ont qu’une fonction: placer là encore les Juifs en posture mortifiée… Une « blague antisémite » restera antisémite et relèvera de la raillerie, du sarcasme, du persiflage, rires toujours virtuellement « sardoniques », porteurs de mépris, de pousse-au-jouir meurtriers… Donc antinomiques à ce que « humour » peut signifier. Les rires mauvais, haineux, fabriquent de la masse, les rires d’humour donnent de l’autonomie.
Les vrais humours en général et l’humour juif particulièrement, sont des rires civilisés. Ils sont du côté de la vie. De la « vie bonne »…