“Il faut que les Orgues grondent”: Rilke a raison

© Tenoua/ASD avec IA

C’est qu’il nous faut consentir
à toutes les forces extrêmes ; 
l’audace est notre problème 
malgré le grand repentir.

Et puis, il arrive souvent 
que ce qu’on affronte, change : 
le calme devient ouragan, 
l’abîme le moule d’un ange.

Ne craignons pas le détour.
Il faut que les Orgues grondent, 
pour que la musique abonde 
de toutes les notes de l’amour.


Rainer Maria Rilke (préf. Philippe Jaccottet), 
Vergers suivi d’autres poèmes français, Gallimard, “Poésie”, 1990 [1978]. 

Malheureusement, Rilke a raison. Depuis dimanche 9 juin 2024, les forces en présence ont fait leur mutation. Fallait s’y attendre dirait l’autre. Certes, mais il y en a un peu marre de cet autre. Y’a comme un air de punition, comme un air de masques qui tombent et qui, pire encore, tombent tout seul. Pas besoin de les arracher, ils partent d’eux-mêmes: d’un coup, d’un seul (dirait Grand-mère). Y’a comme un air de quelque chose qui fout sacrément le camp, comme un air de vent frais qui s’annonce. Sortons nos manteaux (l’avantage, c’est qu’on ne les avait pas encore relégués au placard). Y’a comme un goût de haine, un goût de gêne, un goût d’aigreur, un gout d’erreur et pas que chez les jeunes de l’an 2000 (dirait une chanteuse visionnaire).

L’abîme est profond, c’est le moins qu’on puisse dire, et c’est fatiguant de se dire qu’on arrive à l’atteindre. J’écris cela à 23 ans, à un âge où on sait quand même que le monde est impitoyable, qu’il est outrageusement injuste et que, malgré tout, on y est. On y est même bien vu ce qu’on lui fait au monde: à l’aise, tranquille Émile (dirait Maman). En réalité, il n’y a pas d’âge pour s’indigner des profondeurs morales, des indigences politiques et des vacuités intellectuelles. C’est toujours grave une béance. C’est toujours facile à combler avec de mauvaises choses. 

Alors que faire? Il faut paroler en règle, paroler en actes, paroler en doux et, surtout, paroler en vrai. Parler, pas pour ne rien dire, mais parler pour tenter de dire tout court. Parler des réalités. Oui, il y a du vrai. Oui, il y a du faux. Les relativistes en sueur (diraient les moins de 20 ans). Oui, en sueur. Parfois, il faut redire le vrai, redire l’Histoire, redire ce qui a été, redire ce qui pourrait advenir, redire que l’Humanité ne date pas de la saison dernière, redire qu’elle en a connu des vagues (et même de satanées), redire qu’il ne faut jamais oublier trop rapidement. Les gifles reviennent vite, de même que les mains tendues (et pas celles qui ont pour but d’aider…). Ça revient vite aussi les vieux pots, les vieux tiroirs, les vieux grimoires, les vieux poncifs qu’on pensait avoir poncés justement. 

La vieille rhétorique bien rodée: “ils”, “ça”, “eux”, “on”, “nous”, “le bien”, “le mal” “le peuple”, “les électeurs”… la liste serait longue et plus personne n’a de temps. Oui, “ça” revient vite et la langue a une mémoire de forme et des formes, elle sait ce que “ça” veut dire de manipuler, d’englober, de “nouiser”, de “çaiser”, de “euiser”. Ça pue le populisme à plein nez. Vents contraires. Attention danger. Ça sent la moraline qui ne nomme pas. Ah non, faudrait pas non plus abuser. Vieille cuisine vichyssoise (et pas que) là aussi. Pourtant, on y est. Plein délire. Délire complet. Délire orchestré (?). Vu. Su. Salué (?). Voulu (?). Que la mémoire est lente parfois, que les bulletins sont lâches souvent. Et c’est peut-être ça le pire, l’horrible, l’impensable (pourtant bien pensé): le normal. C’est toujours là-dessus qu’on retombe: le normal, le banal, les épaules qui se lèvent et qui trahissent un “bah oui et alors?”. Et oui, et alors? Alors on est toujours en mal de penser face au triomphe des épaules qui se lèvent. On est bien petits à côté. 

Pour être plus grand, peut-être nous faut-il écouter Rilke? Peut-être faut-il faire gronder les orgues, les livres, les manuels, les chansons, les (vieilles) images… si l’abîme prend forme dans le moule d’un ange, alors que le soleil prenne forme dans le moule du diable. Qu’il montre les visages et les montre bien. Le détour est un accès. On le sait. On ne le sait que trop. Acceptons de prendre les chemins de traverse mais toujours à découvert. Dire, redire encore. Crier face à la malhonnêteté intellectuelle. Hurler face à la pauvreté historique. Mais ne jamais juger. Quand on arrive à une destination, aussi infernale soit-elle, c’est qu’il y a eu chemin, route, voie, passage. Il y a toujours des gens pour ouvrir des barrières. Il y en aura toujours. Mais il y aura toujours des gens pour se souvenir qu’on a, par le passé, ouvert de mauvaises portes (sans se contenter d’y frapper). Alors parler des sources, sans les remonter à tout prix, parler du chemin, parler des possibles, des alternatives. On a pu avoir des idéaux, place aux idées hautes. Place à quelque chose qui ressemble à quelque chose. Lutter contre le “ça”, le “ils”, le “nous”, le tout-ça-c’est-la-même-chose. Non, c’est jamais la même chose. Jamais. Principe fondamental: il y a de l’identique et du différent. On a le droit de jouer avec ça, c’est même conseillé, mais on a aussi le droit de dire qu’il y a des frontières (pas celles de Schengen, celles-là on les connaît, elles sont faciles à délimiter), des frontières insidieuses. Celles-là même qui font croire que c’est identique alors que c’est différent: les frontières idéologiques, pas politiques. Se méfier. Encore. Encore en 2024. Se méfier parce qu’il y aura toujours des sans-neurones pour penser posséder le camp du bien (peu importe ce bien). Paroler parce qu’il faudra (encore) des gens pour parler des sources, pas de la Source, non des sources, des routes qu’on a bien voulues prendre pour arriver dans l’abîme. On le sait qu’on peut être des partisans (Léonard Cohen l’a sublimement chanté). On le sait qu’on a pu être des milliers (et pas toujours du bon côté de la barricade…), qu’on a pu en faire quelque chose de ce marasme. Il faudra qu’on puisse se regarder. La démocratie est un miroir aux alouettes et, en ce moment, c’est même un miroir déformant ; mais il y aura toujours, souhaitons-le, des gens pour affronter l’effroi et regarder en face. Malheureusement, il y aura toujours des demi-habiles pour faire danser les miroirs. À trompeur, trompeur et demi. 

Face à cela, face à ceux-là, faire gronder. Rilke avait donc raison.