« Il n’y a pas besoin “d’aller trop loin” pour se faire assassiner »

Laure Daussy est journaliste à la rédaction de Charlie Hebdo. Dix ans après l’attentat contre le journal, contre une policière à Montrouge et contre un supermarché kasher Porte de Vincennes, Tenoua l’a rencontrée pour évoquer l’héritage de ce drame et l’avenir de la liberté d’expression en France.

Laure Daussy © Hannah Assouline

Antoine Strobel-Dahan Il y a 10 ans, les frères Kouachi assassinent 12 personnes lors de l’attaque contre Charlie Hebdo dont 8 membres de la rédaction. Dans la foulée, Amedy Coulibaly tue une policière à Montrouge et 4 personnes dans un magasin kasher parisien. Le 11 janvier, 4 millions de personnes marchent dans les rues de France – on a dit que c’était la plus grande manifestation en France depuis la Libération – avec des pancartes “Je suis Charlie”, “Je suis juif”, “Je suis flic” dont des dizaines de chefs d’État et de gouvernements. 
Dix ans plus tard, on a le sentiment que “Je suis Charlie” est bien moins revendiqué – sans parler de “Je suis juif” ou “Je suis flic”

Laure Daussy Je suis partagée parce que, oui, j’ai souvent tendance à dire aussi que je suis assez inquiète du fait que pas mal de jeunes, notamment, ne comprennent plus ce que sont les caricatures. On voit effectivement que, parmi les jeunes générations, il y a une incompréhension de ce qu’est Charlie Hebdo. Cela dit, dans le numéro spécial qui paraît cette semaine, nous publions un sondage de la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop, dont les résultats rendent plus optimiste. Il me semble qu’on a une vision parfois déformée par les débats politiques et par les réseaux sociaux, où c’est vraiment front contre front, radicalité contre radicalité. En réalité, si on en croit ce sondage, il y a une grande majorité de gens qui soutiennent Charlie, qui soutiennent le droit au blasphème, qui comprennent les caricatures. Ainsi, d’après ce sondage, 76% des Français considèrent la liberté d’expression et la caricature comme un droit fondamental. Ils n’étaient que 58% en 2012, trois ans avant les attentats. Ce sont aussi 62% des Français qui se déclarent favorables au blasphème, contre 50% en février 2020, date d’un précédent sondage sur le sujet. C’est intéressant et rassurant de noter cette progression. 

ASD Certes, de la même façon qu’une immense majorité de gens en France ne tolèrent pas l’antisémitisme. Là où je suis plus pessimiste, c’est sur la difficulté à se parler et sur le fait qu’une part non négligeable de gens, même s’ils restent minoritaires, n’adhèrent pas à ces choses qui sont constitutives de la possibilité même de faire société – être capable de vivre et d’échanger avec des gens qui ne sont pas d’accord avec toi, voire qui se moquent de toi.

LD Intuitivement, de par les personnes que je rencontre parfois en reportage, ou les débats qu’il peut y avoir au niveau politique ou sur les réseaux sociaux, on pourrait se dire que le soutien à Charlie, ou la lutte contre l’antisémitisme, ont considérablement baissé, que c’est de pire en pire. Ça nous arrive souvent en reportage, ça m’est arrivé en tout cas, d’avoir des personnes, surtout ancrées à l’extrême-gauche, qui me disent “Je ne veux pas parler à ce journal raciste, islamophobe, etc”. Oui, il y a parfois un rejet total de Charlie Hebdo, lié à une incompréhension de ce qu’est Charlie Hebdo, une ignorance parce que souvent, ce sont des gens qui n’ont jamais ouvert le journal qui réagissent ainsi. Cela dit, j’y reviens, ce sondage qui va paraître à l’occasion des 10 ans de l’attentat nous interpelle: cette vision des choses n’est-elle pas une vision déformée par cette radicalité, ce camp contre camp qui apparaît sur les réseaux sociaux et dans les débats politiques? Riss a expliqué récemment dans plusieurs interviews que, finalement, on a gagné et, en quelque sorte, les terroristes ont perdu dans leur but de détruire Charlie, et même que les islamistes et leurs alliés ont échoué à vouloir toujours présenter Charlie comme islamophobe, raciste, etc. On se rend compte que la majorité de Français comprend ce qu’est Charlie et soutient les valeurs que porte Charlie, donc c’est plutôt rassurant. 

ASD Charlie a toujours été attaqué par des religieux (de toutes les religions puisque Charlie s’est toujours moqué de toutes les religions), des politiques, des intellectuels. Mais effectivement, il semble que la plupart de ceux qui se “sentent visés” comme individus par Charlie ne connaissent pas le journal, ne savent pas que Charlie se moque de tous les dogmes et de tous leurs partisans, ou confondent satire politique et grotesque. Comment faire cette éducation alors que quelqu’un qui a 16, 18 ou 20 ans aujourd’hui, n’était qu’un enfant en 2015, et n’a pas forcément assisté à cet élan pro-liberté d’expression et à toutes les discussions qui ont eu lieu à ce moment-là sur pourquoi cette liberté est essentielle? 

LD Tout ça passe par la pédagogie. Je suis convaincue, et à Charlie nous le sommes tous, que la pédagogie est extrêmement importante pour transmettre aux nouvelles générations ce que l’on fait. Et on le fait de plus en plus. Nous sommes de plus en plus présents sur les réseaux sociaux, Charlie a développé une rédaction web, et puis, pour parler aux nouvelles générations, il y a des initiatives comme Dessinez Créez Liberté (DCL) et des étudiants qui ont créé “Génération Charlie”. DCL a été co-créé juste après 2015 avec SOS Racisme et intervient dans tous les établissements scolaires qui le demandent. Au tout début, cette association a été créée à la suite de l’envoi par des jeunes de plusieurs dessins de soutien à Charlie après les attentats. Certains étaient d’ailleurs très ingénieux – je pense à celui qui montre un Mahomet à moitié et qui dit “et une moitié de Mahomet, on a le droit?”. DCL a tout un programme pédagogique adapté à chaque classe d’âge, non pas pour parler uniquement de Charlie, d’ailleurs, mais pour expliquer l’histoire et les enjeux des caricatures de presse et de la liberté de la presse. Quant à Génération Charlie, c’est un réseau d’étudiants, présent dans de nombreuses universités et qui organise des conférences et fait venir des dessinateurs ou des rédacteurs de Charlie. J’ai participé à quelques-unes de ces rencontres, à chaque fois l’amphi est plein et c’est vraiment passionnant. Au début, je m’attendais aux questions les plus “clichés”, voire à des oppositions ou à des manifs pour nous interdire de venir – on a parfois vu ça – mais ça n’a jamais été le cas. Au contraire, ça se passe toujours très bien. Il y a des questions tout à fait légitimes; je comprends que certains ne comprennent pas Charlie, parce qu’il y a tellement de polémiques que c’est parfois la seule façon dont on en entend parler. Cela rend d’autant plus précieux le fait de pouvoir répondre et dialoguer en face à face.

ASD Que se passe-t-il dans ces échanges? Constatez-vous la généralisation de l’idée reçue selon laquelle ce serait toujours l’islam qui serait visé ou qu’il y aurait un tropisme sur l’islam à Charlie

LD Oui, c’est une question qui revient, c’est sûr, et on y répond, à chaque fois, en commençant déjà par le fait que ce sont les intégrismes que l’on vise, pas l’islam. Souvent je m’appuie sur le magnifique dessin de Cabu de 2006, “Mahomet débordé par les intégristes – C’est dur d’être aimé par des cons”. C’est clair, c’est limpide, c’est très fort, et on voit bien qu’évidemment, la critique est dirigée contre les intégristes. Je rappelle que nous ciblons tous les intégristes, pas uniquement les intégristes islamistes. On a évidemment fait des sujets sur les ultra-conservateurs chrétiens qui ont abouti à l’interdiction de l’IVG aux États-Unis. En fait, une étude avait montré que la majorité des Unes parlent de la politique, pas de la religion et, parmi les Unes concernant la religion, toutes les religions en prennent pour leur grade. Maintenant, pourquoi, aujourd’hui, ça fait plus polémique quand on fait une Une sur l’islamisme? C’est peut-être ça la vraie question. Il faut le rappeler, à une époque, c’étaient les Unes sur la religion catholique qui faisaient polémique. Charlie a été poursuivi en justice par l’Agrif [Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne], une association catholique d’extrême droite qui a intenté cinq procès à Charlie Hebdo dans les années quatre-vingt-dix. Il y a donc eu toute une période où c’étaient plutôt les Catholiques qui étaient un peu frileux quand on se moquait d’eux. Et, aujourd’hui, c’est vrai que dans la société, c’est parfois plus complexe de s’en prendre à l’islamisme. Mais on ne va pas renoncer sous prétexte que ça fait polémique: c’est la liberté et la force de Charlie que d’aller là où ça gratte, que de s’en prendre à tout ce qui est tabou ou objet de vénération, à tout ce qui dérange, pour faire réfléchir, dans un esprit de démocratie, et de libertés individuelles. 

Une du numéro spécial de Charlie Hebdo de février 2006, par Cabu

ASD Cela dit, il arrive que certains dessins de Charlie choquent en dehors des sujets sur l’intégrisme religieux, on vous en parle? 

LD Oui, en fait, sur tous les sujets, on voit qu’il y a des choses qui coincent. Par exemple, j’ai couvert le procès Mazan – on n’est pas du tout sur la religion – et moi qui traite de sujets féministes, j’ai bien vu qu’il y avait plusieurs dessins sur Mazan qui n’ont pas été compris. Je pense par exemple à un dessin de Felix où l’on voit Dominique Pelicot en train de filmer le viol de Gisèle Pelicot par plusieurs hommes, avec ces mots: “L’amour ouf”. C’était au moment de la sortie du film L’amour ouf et les dessinateurs font souvent ça: faire un parallèle entre deux actualités pour interpeller. Là, il a utilisé ce terme “l’amour ouf”, parce que Dominique Pelicot osait dire qu’il aimait sa femme, celle dont il avait abusé durant des années. L’idée était de montrer cette absurdité, cette abjection d’entendre cet homme-là dire “J’aime ma femme”.

ASD On peut comprendre que des gens n’aiment pas certains dessins, surtout s’ils ne sont pas immédiatement compréhensibles dans leur intention, non? 

LD Bien sûr qu’on peut le comprendre, je dirais même que ça peut m’arriver aussi. Je ne veux pas dire que les dessins deviennent “sacrés”, ce serait sacrément paradoxal pour Charlie! On peut tout à fait les critiquer, mais en essayant d’abord de les comprendre. Et il ne faut pas oublier que cela reste des dessins, il faut sans cesse le rappeler. C’est incroyable qu’il y ait des réactions aussi disproportionnées pour de simples dessins. Par ailleurs, rappelons aussi qu’il y a plusieurs manières de couvrir un événement au sein du même journal: sur le procès de Mazan, nous avons publié plusieurs comptes-rendus écrits et, de leur côté, les dessinateurs ont assisté à tour de rôle aux audiences, pour réaliser non pas des caricatures mais des croquis d’audience. Quoi qu’il en soit, à ce moment-là, on a vu de nombreux comptes féministes dénoncer Charlie Hebdo et, je le reconnais, ça m’a interpellée. On ne peut que constater que les dessins sont souvent reçus de manière épidermique. Ce qui est intéressant, c’est que ça bouscule toujours les uns ou les autres, même ceux qui disent soutenir les caricatures – ça a été le cas d’ailleurs de certains militants de la sphère laïque et universaliste, qui n’ont pas compris un dessin de Foolz qui dénonçait les crimes de guerre commis par Nétanyahou. Quand je suis devant des élèves ou des étudiants, je rappelle toujours que caricaturer, c’est, étymologiquement, charger la barque, exagérer, grossir le trait, pour interpeller, pour faire réfléchir. 

ASD On parle ici de deux choses assez différentes: qu’il y ait des gens mécontents ou qui n’aiment pas, c’est bien leur droit et personne ne les oblige à acheter le journal. C’est une autre chose de vouloir faire taire cette forme de satire, cette forme d’expression. Faire taire, en allant parfois jusqu’à l’assassinat, comme on l’a vu il y a 10 ans. 

LD En effet, c’est ça qui est fou et terrifiant et, oui, j’ai déjà entendu des gens me dire que les frères Kouachi n’avaient pas terminé le travail. On garde en tête que l’idéologie djihadiste ne disparait pas comme cela et que, même hors période d’attentats, elle continue d’exister, comme le souligne notamment le chercheur Hugo Micheron. Il faut d’autant plus continuer d’affirmer les valeurs de Charlie

ASD Peut-être faut-il rappeler aussi que Charlie avait déjà été attaqué. Il y avait eu l’incendie des locaux en 2011, il y avait eu des menaces et, d’ailleurs, quand les frères Kouachi attaquent le 7 janvier 2015, deux policiers sont présents dans la salle parce que certains membres de Charlie sont déjà sous protection. 

LD Oui, il y a une histoire précédente. Ça commence en 2006, quand un journal danois, le Jyllands-Posten, lance un concours de caricatures, parce que, déjà, il se rend compte que c’est difficile d’avoir des dessins de Mahomet. Cela provoque un certain nombre de menaces et, en France, il y a quelques journaux qui publient ces caricatures, dont Charlie Hebdo. S’ensuit un procès contre le journal et la décision de justice est très intéressante, parce qu’elle considère que ces caricatures ne sont absolument pas racistes et islamophobes, elle réaffirme que l’on a le droit de caricaturer une idée ou un dogme, et considère qu’ici, on n’insulte pas des croyants. Pour moi, c’est vraiment important de le redire: la loi considère qu’on peut se moquer de dogmes, d’idées, tant que l’on ne s’en prend pas à des personnes. 

ASD Cela dit, les intégristes islamistes ne se contentent pas d’assassiner pour des raisons “politiques” comme à Charlie, comme Théo Van Gogh en 2004 aux Pays-Bas ou la tentative d’assassinat de Salman Rushdie, ils s’en prennent aussi aux Juifs parce qu’ils sont juifs ou à tout ce qu’ils jugent un peu trop festif comme au Bataclan, à Nice, au Crocus, à Nova ou tout récemment à la Nouvelle Orléans ou à Magdebourg… 

LD En effet, quand on voit Ozar haTorah à Toulouse ou les terrasses de novembre 2015 et le Bataclan, ça annule l’argument qui prétend que “Charlie a été trop loin” ou qu’“ils l’ont bien cherché”. L’islamisme s’en prend, effectivement, à ce qui est perçu comme un mode de vie occidental, à des valeurs de liberté. Il n’y a pas besoin “d’aller trop loin” pour se faire assassiner. 

ASD Justement, dans l’enchaînement des 7, 8 et 9 janvier 2015, d’une façon ou d’une autre, le destin tragique de Charlie a été lié, par les terroristes, au destin tragique des Juifs de France. Y a-t-il au sein de la rédaction de Charlie une sensibilité particulière à l’explosion de l’antisémitisme en France, notamment depuis le 7 octobre 2023? 

LD Oui, on peut dire qu’il y a une sensibilité particulière à cela, d’abord parce que c’est dans l’ADN de Charlie que de lutter contre l’extrême droite, le racisme et l’antisémitisme et aussi parce que, en effet, on peut constater qu’il y a les mêmes logiques qui sont à l’œuvre: les islamistes s’en sont pris à Charlie puis dans un même mouvement à des personnes juives. Nous y sommes sensibles et nous en parlons régulièrement comme cet article récent de ma collègue Coline Renault sur le fait que les élèves juifs sont parfois forcés de quitter l’école publique parce qu’ils sont menacés – ça fait partie des sujets liés à la lutte contre les fondamentalismes et pour les libertés individuelles.

ASD Une dernière question, peut-être plus personnelle. Vous avez rejoint la rédaction de Charlie Hebdo deux ans après l’attaque. Pourquoi ce choix? et comment travaille-t-on dans un journal avec une histoire aussi lourde? Comment continue-t-on de se marrer, de ne pas se censurer? Comment travaille-t-on dans une rédaction qui est cachée, bunkérisée? A-t-on peur quand on travaille à Charlie aujourd’hui? 

LD J’ai débuté en proposant des piges à Charlie Hebdo et, quand elles ont été acceptées, j’étais très fière de pouvoir être pleinement Charlie. Le fait que des gens continuent de travailler dans ce journal qui a failli être détruit par les frères Kouachi montre qu’on ne laissera pas périr ce journal. Au-delà du journalisme, me dire que, quelque part, en écrivant dans ce journal, je contribue à un engagement en faveur de la liberté d’expression du journalisme, cela me procure une fierté et une force supplémentaires. Quant à la peur, il y a eu des moments plus difficiles que d’autres, par exemple quand il y a eu le procès des attentats de 2015 et, au même moment, l’attaque de deux journalistes de l’agence Premières Lignes devant nos anciens locaux: on se dit qu’on nous cherche encore et que ça continuera toujours, qu’il y aura toujours des fous ou des islamistes qui chercheront à nous détruire. Travailler à Charlie, c’est régulièrement faire face à des menaces mais ça fait partie aussi de la force de cet engagement. Et puis Charlie continue de recruter des jeunes journalistes ou dessinateurs qui n’ont pas connu l’attentat. Parfois, on s’habitue à voir des policiers en bas de la rédaction mais il faut se rappeler que ce n’est pas normal dans un pays démocratique – comme ne l’est pas non plus le fait que des enfants doivent se rendre dans leur école juive en passant entre des policiers armés. En résumé, parfois on s’habitue, parfois on a peur, mais c’est surtout un engagement fort de travailler à Charlie et de travailler pour que Charlie Hebdo perdure – pour donner tort, en somme, aux terroristes qui prétendaient avoir “tué Charlie”. 

Lire les autres contenus de notre dossier “Dix ans après les attentats de janvier 2015”

– “10 ans après, où est Charlie?” – dessin du collectif Midrash
– “Qui blasphème?” – Chronique de Delphine Horvilleur
– “Qu’est-ce qui permettrait que ce soit cool d’être laïc?” – Entretien avec Émilie Frèche
– “Religion et liberté d’expression font-elles bon ménage?” – Décryptage vidéo par Anna Klarsfeld
– “Liberté, Charlie écrit ton nom” – Tenoua a lu le livre hommage de Charlie: Charlie Liberté, Le journal de leur vie
– “Podcast : Dix ans après, Charlie se raconte” – Tenoua a écouté le premier épisode du podcast “Charlie se la raconte”