Il y a toujours un Juif quelque part

On peut reprocher aux théories du complot bien des incohérences, nombre de contradictions et une certaine volatilité idéologique, mais ce qu’on ne peut pas leur dénier, c’est la rigueur et la constance avec lesquelles elles placent, toujours, ou presque, les Juifs quelque part dans leur sinistre équation.

© Jossef Krispel, David’s Escape, 2006, oil on canvas, 100 x 80 cm, private collection
www.krispel.info

QAnon, Orléans, Les Protocoles et autres histoires dont vous êtes le héros

De Bakounine qui, selon Pierre-André Taguieff, « réunit en 1872, dans le même complot juif pour la domination universelle, le pôle capitaliste (la banque Rothschild) et le pôle communiste-marxiste (Marx), soit les deux faces d’une ‘secte exploitante’ » 1, à la parlementaire républicaine américaine Marjorie Taylor Greene qui, fin 2018, nous expliquait sur Facebook que la banque Rothschild était responsable des tragiques feux de forêt de Californie par l’usage d’un rayon laser spatial dont elle détenait le secret, en passant par ceux qui nous révélaient, relax, que les Juifs avaient déserté les Twin Towers le 11-Septembre parce que, forcément, « ils savaient »… Toute cette attention portée à notre petit peuple, il y aurait de quoi être flatté.

Parce que, honnêtement, j’ai du mal à imaginer que les complotistes ne nous admirent pas un peu tout de même. Il y aurait de quoi d’ailleurs. Petit peuple, machiavélique, certes, mais admirable tout de même. Faire s’écrouler le monde depuis si longtemps en étant si peu nombreux et tant pourchassés, être capables de créer tout à la fois les grandes pandémies depuis le Moyen Âge, et les vaccins qui prennent le contrôle des gens, les idéologies politiques antagonistes qui firent la Guerre froide, organiser ainsi et la traite des Blanches et l’esclavage, et le Grand remplacement des populations chrétiennes occidentales par des hordes de barbares venus des Orients, tout ça sans oublier – ce n’est pas rien – que nous sommes les seuls à avoir pu tuer Dieu (ou son fils, ne chipotons pas), je ne sais pas vous mais moi, je trouve qu’on est forts, vraiment.

Tout de même, c’est bien dommage qu’avec cette omnipotence et notre art total(itaire), nous n’ayons pas vu venir tant de pogroms, de massacres, de génocide et de lynchages. Alors, sommes-nous partout ou ne le sommes-nous pas ?

Prenons deux théories du complot qui n’ont rien à voir, au hasard : la rumeur d’Orléans et QAnon. Un élément toutefois les rapproche et cet élément, c’est… forcément, « nous ».

La rumeur d’Orléans

Cette rumeur intrigue d’abord parce qu’elle n’est pas vieille tout en datant d’avant Internet, et qu’elle se construit après la Shoah, ni en Syrie ni en Russie mais dans cette ville moyenne de la province française. Faisons court : mai 1969, un bruit court dans la capitale du Loiret ; une femme aurait disparu en faisant du shopping rue de Bourgogne, dans une boutique de confection tenue par un Juif (on dit un Israélite). Très vite, ce n’est plus une mais trois, quinze puis trente-huit femmes qui ont ainsi disparu, toutes dans les boutiques tenues par des Israélites. Elles se volatilisent par des trappes dissimulées dans les cabines d’essayage, sont séquestrées dans des caves, ligotées, droguées, puis emmenées en bord de Loire où un sous-marin les attend pour les emmener en Amérique Latine ou au Moyen-Orient où elles sont forcées à la prostitution. Le bruit se répand vite dans toute la ville et alentours. La police enquête, les médias enquêtent, les braves gens se regroupent devant les commerces de la rue de Bourgogne et menacent. Lorsque la presse révèle qu’il n’y a pas le commencement d’un fondement à cette histoire, et que la police assure que pas une femme n’a disparu récemment à Orléans, la foule s’entend : les Juifs ont acheté (aussi) la presse et la police.

En juin, Edgar Morin et cinq autres sociologues se rendent sur place pour enquêter à leur tour. Il en sort un ouvrage remarquable au Seuil : La rumeur d’Orléans où l’on lit notamment : « Une chose qui n’était pas dite ouvertement, mais qui transparaissait quand on étudiait cette rumeur, c’est que tous les commerçants visés étaient juifs. Cette rumeur trahissait donc un antijudaïsme inconscient provenant en directe ligne de l’époque médiévale. Le personnage du Juif jouait ici le rôle immémorial de bouc émissaire. Il catalysait l’angoisse du reste de la population. » Antijudaïsme inconscient ou déni d’antisémitisme… N’est-ce pas ce qu’on entend dans la bouche (dans tant d’autres bouches aussi) – de ce passant bonhomme qui se veut rassurant : « Mais non, ce n’est pas de l’antisémitisme » 2 ?  Bizarrement, je ne me sens pas mieux.

QAnon

Voilà qui est fascinant, d’abord parce que c’est moderne, ensuite parce que cela semble sans limite. Q pour l’auteur anonyme qui publie depuis l’automne 2017 des messages sur des forums Internet, Anon pour anonymous, comme ces forums (4chan, 8chan, 8kun…). QAnon est un mouvement américain qui voit en Donald Trump « une figure un peu christique », disait Tristan Mendès-France sur France Inter en septembre dernier3. Trump livrerait une bataille tragique contre le deep state, l’État profond, une bande organisée de pédo-satanistes associés à des reptiliens (oui, bon, ce n’est pas moi, je ne fais que rapporter) ou reptiles humanoïdes qui gouvernent le monde de façon occulte, parmi lesquels les Clinton, les Obama, Elisabeth II, les Rothschild, etc.

Q poste des messages cryptiques qu’une communauté s’empresse d’interpréter dans d’interminables et minables discussions en ligne. Cette communauté des partisans de QAnon se crée un univers parallèle au monde réel, dans lequel la vérité n’importe pas plus que la cohérence et qui ouvre un immense champ des possibles, un vaste terrain de jeu de piste et d’énigmes, un escape game à la taille d’un pays, d’un continent, d’une planète (qui pourrait bien être plate, soit dit en passant).

Bref, il s’agit là de gens qui ont le sens du mystère, une aversion pour la parole officielle, d’autorité ou d’expertise, qui veulent faire partie du jeu et, après tout, pourquoi pas ? Mais quel rapport avec « nous » (mais si, « nous », les gens de confession mosaïque) ?

C’est là tout le problème : QAnon forme une sorte de nébuleuse gloutonne qui ingère et assimile toutes les théories du complot et, tiens : nous, les Juifs faisons évidemment partie du portrait de famille. Yair Rosenberg écrivait dans Tablet en février dernier4 : « Vous pouvez bien débuter dans les théories du complot comme un électron libre qui n’a pas de souci particulier avec les Juifs mais, plus vous creuserez dans ce monde, plus il est probable que vous finirez par tomber sur le peuple juif comme coupable ultime. Bien des théories du complot ont suivi cette trajectoire vers l’antisémitisme. »

En l’occurrence, ça ne manque pas : figurez-vous que QAnon nous apprend que les hommes-lézards du deep state se nourrissent d’une substance tirée du sang d’enfants terrifiés, l’adrénochrome, une réédition en mode science-fiction de l’accusation séculaire de crime rituel. Mais ce cher Q et ses partisans n’hésitent pas à être plus directs dans les allusions antisémites tel que ce petit tweet en passant : «Quel est le réel virus qui contamine notre monde? (((Eux))) » – où l’on apprend que l’usage de triples parenthèses sert à désigner les Juifs sur les forums antisémites ; on a sa pudeur tout de même.

Surtout, le narratif QAnon – une cabale secrète s’empare du monde et s’approprie les responsabilités dans les gouvernements, la finance, les médias ; ils enlèvent des enfants, les massacrent et mangent leur sang pour être plus puissants ; ce sont des pervers sexuels ; ils tentent de dissoudre la pureté de la race blanche pour l’annihiler –, ce narratif-là est un simple copié-collé des Protocoles des Sages de Sion, ce faux datant de la Russie de 1903 et qui porte son délire quasiment exclusivement sur un programme élaboré par un conseil de sages juifs visant à anéantir la chrétienté et à contrôler le monde.

si seulement c’Était vrai

On pourrait parler aussi de notre responsabilité indéniable dans la pandémie de Covid-19, dont Internet nous explique que «le gouvernement sous contrôle juif exploite le virus pour servir les intérêts juifs». «Combien de temps faut-il encore pour que le coronavirus génère plus de revenus que l’Holocauste?», s’est interrogé ainsi Mike Mazzone, un antisémite très présent sur la toile.

Ou évoquer même que, selon celui qui écrivit sous pseudo Les ressources du national-socialisme, trois conversations avec Hitler, ce sont les Juifs encore qui ont financé l’accession au pouvoir du national-socialisme en Allemagne. Ce n’est jamais trop pour nous.

Nous n’allons pas en faire le tour, ce serait répétitif et sans fin. Et je peux entendre toutes les raisons sociologiques, psychologiques, historiques qui poussent les foules à trouver hors d’elles les raisons de leurs échecs mais enfin, c’est tout de même beaucoup nous prêter. Ou alors je n’ai pas les bons réseaux, je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, ma vie serait tout de même plus simple si, par souci de donner raison (puisqu’on ne peut ni leur rendre la raison ni avoir raison d’eux) à tous nos amis complotistes, par pur altruisme donc, nous, Juifs, nous mettions sérieusement à diriger le monde, les États, la finance et les médias.

1. Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes : Des Lumières au Jihad mondial, Odile Jacob, 2008
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2. 1969 : La rumeur d’Orléans | Archive INA | Affaire classée | ORTF | 05/08/1969
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3. France Inter, L’instant M, « Qanon : le mouvement complotiste pro-Trump gagne l’Europe », 17 septembre 2020, en replay
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4. Yair, Rosenberg, “Why Conspiracy Theorists Like Marjorie Taylor Greene Always Land on the Jews”, Tablet, février 2021
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