Dès le début du projet de Mémorial à Izieu, vous vous impliquez pleinement. En quoi la place de l’éducation, de la transmission, de la jeunesse, vous apparaît-elle fondamentale à Izieu ?
L’arrestation de Barbie, responsable de la Gestapo à Lyon, son procès et l’ouverture de la Maison d’Izieu qui en découle, se mêlent à un moment très fort de ma vie personnelle. Enfant cachée, séparée en un instant de mes parents exterminés à Auschwitz-Birkenau, j’ai dû inventer une autre vie, ou plutôt une autre vie s’est inventée en moi, au plus loin de mon identité juive. Mais l’existence revient nécessairement à ses origines, ce fut le cas dans les années quatre-vingt, ainsi que je l’ai écrit dans mon roman, L’amour sans visage.
Le procès de 1987 m’atteint au plus profond. Je suis alors conseillère de François Mitterrand pour les Grands Travaux, et la Maison d’Izieu s’inscrit dans ce cadre. J’ai été à mes débuts de carrière, enseignante en classes préparatoires aux grandes écoles. J’émerge d’un long refoulement au moment où la population française va retrouver la mémoire difficile de l’extermination juive. Jusqu’alors la déportation désignait celle des Résistants, sans précision. Les déportés juifs se sont beaucoup exprimés sur ce long silence.
J’ai considéré aussitôt comme une chance d’avoir été désignée avant même l’ouverture, comme membre du Conseil scientifique pour définir le contenu du Mémorial de la Maison d’Izieu dont la fonction première est de perpétuer le souvenir des 44 enfants de leurs 7 éducateurs, tous juifs; seule une accompagnatrice revint.
Au sein du ministère de l’Éducation nationale, c’est la période où se développent des projets nouveaux pour aller sur les sites, comprendre et imaginer. Le ministère de l’Éducation nationale doit accompagner ce retour de mémoire dans toute la rigueur des faits établis, en suivant les traces matérielles qui existent. Je propose que la Maison d’Izieu figure dans les programmes comme ressource pour les questions de mémoire. Dans le Conseil scientifique, composé de personnalités de renom, entre historiens, sociologues, juristes, responsables locaux, l’accord est immédiat. Pour l’aménagement nous insistons tous sur la sobriété d’un projet qui une fois restauré, suggérera la présence/absence des enfants dans la Maison vide.
Votre qualité de haute fonctionnaire vous a-t-elle permis d’intervenir auprès des autorités politiques pour permettre ou faciliter la création du mémorial de la maison d’Izieu ?
Lors de la création de la Maison d’Izieu sous l’impulsion de Sabine Zlatin, c’est ma proximité à François Mitterrand qui a d’abord compté, avant qu’elle ne découvre la réalité de mon enfance que personne ne connaît alors. Elle sait que j’ai le rôle de conseiller pour les Grands Projets, donc un relais important pour activer les décisions.
Dans la foulée du Procès Barbie, le consensus pour protéger le lieu existe et François Mitterrand qui a facilité l’initiative de Régis Debray pour extrader Barbie, souhaite pérenniser le souvenir des enfants martyrs et de leurs éducateurs. Des voix influentes s’élèvent en ce sens dont celle de Serge Klarsfeld. C’est plutôt au sein du conseil scientifique que mon conseil en tant qu’Inspecteur général de Lettres est reçu avec intérêt. Ayant été enseignante reconnue, la trans- mission est mon ADN si je puis m’exprimer ainsi. Donc l’idée de faire des classes mémoire à Izieu sur le site de la colonie est volontiers retenue. Les dispositifs pour financer déplacements et même logement viennent d’être mis en place. L’opportunité semble excellente.
Mon statut de haut fonctionnaire m’a été utile par la suite, en tant que Présidente de la Maison d’Izieu lorsqu’il s’est agi de veiller à son développement à la fin des années quatre-vingt-dix après une période de confirmation et de succès. Obtenir un financement destiné à l’extension des bâtiments, a été une longue bataille dans un contexte de plus en plus restreint sur le plan économique. Il a fallu convaincre d’abord le ministre de la Culture, notre tutelle pour dégager le budget d’investissement, puis deux Premiers ministres successifs pour engager le programme. L’autorité conférée par le statut m’a permis d’avoir accès aux plus hauts responsables et de plaider la cause de la Maison. Mon expérience du cabinet de François Mitterrand m’avait armée pour le faire avec fermeté.
En quoi la maison des enfants et la rafle d’Izieu sont-elles exemplaires pour transmettre cette histoire aux jeunes générations ? Qu’y a-t-il de particulier à Izieu qui puisse toucher les enfants juifs ou non-juifs d’aujourd’hui ?
Nous rencontrons peu de difficultés à Izieu pour transmettre l’histoire des enfants juifs, face à un public venu du département, ou d’ailleurs, y compris des classes de zones dites sensibles, difficiles quand il s’agit d’aborder la Shoah.
Izieu est un site préservé au bout d’un chemin sinueux, étroit dans son dernier segment qui dit la difficulté, venant de Lyon sans autoroute à l’époque, d’arriver en ce bout du monde. Tout visiteur est saisi en arrivant par l’élargissement du bassin sur la vallée du Rhône, qui se découvre alors, et sa beauté par tous les temps, brouillard ou soleil. Des enfants avaient atteint cet asile protégé après une longue traque commencée dès le début du pouvoir hitlérien.
Aujourd’hui les scolaires viennent dans un lieu préservé, un lieu de vie qui n’a pas été détruit. Ils peuvent imaginer par les photos la vie quotidienne d’un groupe, les corvées, les jeux, les amitiés, tous les éléments d’une expérience qui leur est proche. Le contexte historique reconstitué autour de la colonie évoque les mesures à l’encontre des enfants, les interdits, l’exclusion, la séparation d’avec les siens, des thèmes sensibles au cœur de façon immédiate qui éveillent sûrement des échos actuels. Comme la pancarte des jardins publics : Interdit aux Juifs et aux chiens.
Les lettres, les dessins sauvés de la rafle et regroupés par Sabine Zlatin font entendre l’imaginaire des enfants, leurs rêves, leurs terreurs. Trois mots pour résumer : innocence, beauté, massacre.
Pour conclure, dans un contexte de banalisation de l’antisémitisme et du racisme qui s’étend aujourd’hui dans la société française et supprime bien des tabous, réfléchissons à la succession des décrets et lois pris sous le régime de Vichy.
Quand les premières barrières qui maintiennent la démocratie sont franchies, de recul en recul, la destruction ne s’arrête pas. Chaque citoyen est en risque du pire. Il faut être attentif, désigner les choses exactement par leur nom, sans inflation, la précision et la rigueur sont les outils indispensables du combat pour le maintien de l’idéal démocratique qui fait une place à chacun dans le respect du droit établi.