De la conversation des femmes

Regards : une série philo-Talmud écrite par Ivan Segré pour Tenoua, à retrouver tous les deuxièmes mercredis du mois, de janvier à juin 2025, en dialogue avec les dessins de Sender Vizel.

© Sender Vizel / Tenoua

Lire les autres épisode de “Regards”, la série philo-Talmud écrite par Ivan Segré pour Tenoua:
De la différence sexuelle
Mariage : le “oui” d’une femme

Dans un article intitulé « La femme dans le Talmud », Mireille Hadas-Lebel écrit: « Le Talmud et le Midrash reprochent aux femmes tous les défauts signalés par les hommes dans la littérature de tous les temps […]. Elles seraient fantasques, cupides, chapardeuses, frivoles, querelleuses, et surtout bavardes […] »1. S’il est en effet un défaut dont on a affublé les femmes au long des siècles, c’est bien celui d’un irrépressible penchant au bavardage. Le préjugé est si puissant qu’il a été relayé par une psychiatre américaine, Loann Brizendine, dans un livre à succès paru en 2006: The Female Brain. Une étude publiée dans la revue Science en 2007 a même pris la peine de le réfuter: les femmes ne sont ni plus ni moins bavardes que les hommes2. Les études ethnologiques avaient d’ores et déjà mis en cause, depuis des décennies, le prétendu penchant naturel des femmes à parler à tort ou à raison; ainsi Margaret Mead écrit en 1948: « Dans certaines civilisations, les femmes sont tenues pour incapables de garder un secret; dans d’autres, ce sont les hommes qui sont des bavards »3. Mais les préjugés ont la vie dure. Celui relatif au bavardage des femmes était-il partagé par les rédacteurs du Talmud babylonien?

Au traité Qiddoushin 49b, le Talmud égrène un certain nombre d’énoncés relatifs au partage, dans le monde, de qualités telles que la sagesse, la beauté, la richesse ou la pauvreté, sous la forme: « Dix mesures de richesse sont descendues dans le monde, Rome en a pris neuf et le reste du monde une seule ». A chaque fois, le partage est le suivant: dix mesures d’une qualité, dont tel peuple, ou telle ville, ou telle terre a pris neuf mesures et le reste du monde une seule. Concernant les dix mesures de l’hébreu שיחה, « si’ha », que l’on peut traduire par « conversation », ce sont les femmes qui en ont pris neuf mesures, n’en laissant qu’une seule au reste du monde:

עשרה קבים שיחה ירדו לעולם תשעה נטלו נשים כו

« Dix mesures de conversation (si’ha) sont descendues dans le monde, les femmes en ont pris neuf, le reste du monde une seule ».

De prime abord, l’énoncé est similaire à celui du préjugé; il paraît par exemple conforme à un propos du jésuite Martino Martini, auteur, au XVIIe siècle, d’une célèbre Histoire de la Chine. Dans le chapitre consacré au septième empereur, Yaüs, ce dernier souhaite confier le trône à Sungi, son vertueux ministre, mais il décline l’offre et lui recommande un « laboureur » dont la vertu est supérieure à la sienne; voici le portrait qu’il en dresse:

Il s’appelle Xuni; son père nommé Cuseu est un homme grossier & stupide. Sa mère est sujette plus que toutes les autres femmes au défaut le plus ordinaire de son sexe, qui est de trop parler, & ses frères sont des opiniâtres & des insolents. Il s’est conduit cependant dans sa famille avec tant d’obéissance & de soumission qu’il a gagné leurs bonnes grâces & qu’il les a tous rendus honnêtes & vertueux; mais non content de travailler ainsi à l’amendement des autres, il est parvenu au plus haut degré de la vertu, en déclarant la guerre aux méchants, & en ne pardonnant rien à lui-même.4

Le portrait de Xuni vise à faire l’éloge du mérite personnel qui, seul, justifie d’occuper les plus hautes fonctions, mérite qui ne dépend donc ni de l’origine sociale – Xuni est laboureur – ni de l’origine familiale – son père, sa mère et ses frères ne sont guère recommandables. L’argument est ainsi éminemment libéral, si ce n’était que l’égale disposition des hommes à l’excellence morale butte ici sur la différence des sexes, la femme étant irréversiblement stigmatisée par le « défaut le plus ordinaire de son sexe ». L’historien de l’Occident médiéval rencontre, à loisir, le même type d’observation:

Tous les lieux communs d’une littérature misogyne séculaire se retrouvent dans les sermons et les traités moraux adressés aux femmes, pour livrer la pénible image d’une femme bavarde et insolente qui use sur un mode perverti de cette extraordinaire faculté humaine qu’est la parole. […] Gilles de Rome [1247-1316] pense que la répréhensible, mais hélas naturelle, tendance des femmes à parler d’une manière indue et inconsidérée est liée à la faible raison qui les caractérise; incapables de mettre aucun frein au flux des mots, les femmes parlent volontiers de sujets stupides et inconvenants et, une fois qu’elles ont commencé à quereller, entraînée par une passion incontrôlable, elles ne peuvent plus s’arrêter.5

Du Talmud à une histoire de la Chine compilée par un jésuite sur la base de documents chinois, en passant par « les sermons et traités moraux » de l’Occident médiéval ou l’ouvrage d’une psychiatre nord-américaine paru au XXIe siècle, une même affirmation circule: le défaut le plus ordinaire des femmes est de trop parler. Est-ce également le préjugé véhiculé par l’enseignement du Talmud en Qiddoushin 49b? A tout le moins, c’est là ce que le Talmud se plaît à laisser entendre… Mais est-ce pour autant le sens véritable de son propos? Ou s’agit-il au contraire d’éprouver le lecteur, de manière à distinguer entre celui qui projette sur l’enseignement talmudique un préjugé glané ailleurs et celui qui saura percer l’écorce pour atteindre le fruit?

© Sender Vizel / Tenoua

Le mot en question, « si’ha », « conversation », intervient principalement lors de deux situations paradigmatiques dans le Talmud6. Une première situation est celle de la parole adressée à autrui qui interrompt la nécessaire continuité entre deux actes, comme dans le cas de la pose des tefilin de la tête qui doit être suivie, sans interruption, de la pose des tefilin du bras; en Mena’hot 36a et en Sotah 44b, il est enseigné que l’interruption provoquée par une telle « parole » (« si’ha ») contraint à reformuler une seconde bénédiction avant la pose des tefilin du bras. Dans ce cas, la parole adressée à autrui a brisé l’unité du geste qui doit associer les tefilin de la tête à celles du bras, distraction qui, en effet, n’est pas anodine, sachant que dans le Talmud un acte du corps déraciné de la pensée ramène l’humain à son fondement animal.

Une telle « si’ha » est donc bien, dans ce contexte, un bavardage, c’est-à-dire une parole vaine. Mais le même mot « si’ha » intervient donc aussi dans une autre situation où, cette fois, il dénote la parole adressée à Dieu, c’est-à-dire la prière. En effet, au traité Berakhot 26b, le Talmud interprète en ce sens le verbe construit sur le nom « si’ha » en Genèse 24,63: « Isaac était sorti pour converser (la-soua’h) dans le champ ». Avec qui donc Isaac pouvait-il alors converser, sinon avec Dieu? C’est donc qu’il priait. Et la preuve en est que le premier verset du Psaume 102 emploie le mot « si’ha » dans ce même sens: « Prière d’un pauvre lorsqu’il défaille et qu’il répand sa conversation (si’ho) devant Dieu ».

Le mot « si’ha » désigne donc une parole adressée à autrui, parole qui peut être vaine, notamment lorsqu’elle interrompt la nécessaire continuité de la pensée et de l’acte, c’est-à-dire lorsqu’elle distrait, ou qui peut être essentielle, notamment lorsqu’elle s’adresse à l’Autre par excellence qu’est Dieu. Aussi, les neuf mesures de « si’ha » qu’ont prises les femmes, à quelle sorte appartient-elle? Répondre aussitôt qu’il s’agit du bavardage, voilà qui reviendrait donc à projeter la force du préjugé sur l’énoncé du Talmud plutôt qu’à en interroger le sens. Répondre aussitôt qu’il s’agit bien évidemment de la parole essentielle, voilà qui contredirait certes le préjugé, mais est-il pour autant assuré que ce soit le sens de l’enseignement talmudique?

© Sender Vizel / Tenoua

Manifestement, le Talmud exige de prendre en considération les deux significations possibles du mot « si’ha », l’une qui confirme l’universel préjugé, l’autre qui l’infirme. Et dès lors que son enseignement situe explicitement sinon l’enjeu, du moins un enjeu de la différence sexuelle à cet endroit précis, celui de la « sih’a » – parole adressée à autrui –, il conviendrait d’en tirer la leçon suivante: la parole que la femme adressera à l’homme relèvera de la vaine distraction, ou de l’absolument essentiel, selon le type d’altérité avec laquelle elle est en relation. Autrement dit, la vaine parole qu’adresse une femme, bibelot d’inanité sonore, serait toujours le symptôme de la vacuité de son interlocuteur. En témoigne le personnage de Hanna, dont la prière adressée à Dieu (I Samuel, chap. 1) est l’exemple même d’une parole adressée à Autrui, conversation essentielle qui donna naissance au prophète Samuel et délivra le service de Dieu de sa masculine vacuité sous le règne des mauvais fils du prêtre Heli (« fils pervers » selon I Samuel 2,12).

Toutefois, en concluant que la consistance de la parole féminine dépend de son interlocuteur masculin, n’avons-nous pas réintroduit le préjugé sexiste en ceci que la femme n’aurait donc pas de détermination propre, autonome? Or, n’est-ce pas une manière de conforter, en dernière analyse, la fameuse thèse d’Aristote selon laquelle le féminin est une matière destinée à être mise en forme par le masculin? Revenons à la lettre de l’enseignement talmudique et prenons la mesure de l’anomalie qu’il comporte: « Dix mesures de conversation (si’ha) sont descendues dans le monde, les femmes en ont pris neuf, le reste du monde une seule ». Mais le genre humain étant ou bien masculin, ou bien féminin (du moins avant l’émergence du mouvement « queer »), quel sens y-a-t-il à distinguer entre « les femmes » d’une part, « le reste du monde » d’autre part? Ne convenait-il pas plutôt de distinguer entre les femmes (nashim) et les hommes (anashim)?

Certes, des lecteurs précipités ne manqueront pas de clore la question en arguant que le Talmud se soucie simplement ici de maintenir la forme d’un énoncé distinguant à chaque fois entre tel peuple particulier, ville ou terre, et le « reste du monde ». Cependant un lecteur au fait de l’extrême élaboration du dit talmudique ne saurait se contenter d’une telle réponse, d’autant moins lorsque l’anomalie, criante, ne peut être que délibérée. Il s’agit donc d’en tirer un enseignement. Et à lire rigoureusement, distinguer entre « les femmes » d’une part, « le reste du monde » d’autre part (ou plus littéralement « le monde entier »), cela revient à déterminer le féminin par un singulier rapport à la parole, et à laisser en revanche le masculin dans l’indéterminé. Il pourrait donc s’agir précisément ici de renverser le célèbre énoncé aristotélicien selon lequel « la femelle est comme un mâle mutilé7« , l’argument talmudique étant le suivant: de cette prétendue mutilation naît un singulier rapport à la parole, dimension féminine de l’humain à laquelle la circoncision – ou brit mila, « alliance du mot » – serait articulée, en ce sens qu’une parole adressée à autrui exige, pour être consistante, que là où domine la pulsion émerge la loi de la si’ha.

[1] « La Femme dans le Talmud », Pardès, 2007/2, n°43, pp. 129-140, p. 136.
[2] Un article du Figaro en a rendu compte.:
[3] L’un et l’autre sexe, trad. C. Ancelot et H. Etienne, Denoël/Gonthier, 1966 [1948], p. 14-15
[4] SINICAE HISTORIAE DICAS PRIMA par Martino MARTINI (1614-1661) Munich, 1658. Traduite du latin par Louis-Antoine Le Peletier, sous le titre HISTOIRE DE LA CHINE Barbin & Seneuze, Paris, 1692
[5] Carla Casagrande, « La Femme gardée », in Histoire des femmes en Occident. II. Le Moyen Âge, sous la direction de C. Klapisch-Zuber, Perrin, 2002, p. 135-136.
[6] Pour une analyse développée du sens de ce mot dans le corpus biblique et rabbinique, voir notamment Aryeh Kaplan, La Méditation et la Bible, III, 2, Albin Michel, 1994, 2018.
[7] Génération des animaux, 737a.