Lucie Spindler Avant de parler des échauffourées survenues entre Érythréens le 2 septembre à Tel-Aviv, je souhaitais vous poser une question plus large. À quoi ressemble l’immigration non juive en Israël ?
Jean-Marc Liling Il faut distinguer deux populations principales, parmi les migrants non juifs en Israël : ceux qui viennent pour travailler et ceux qui sont qualifiés de “demandeurs d’asile” (par moi et ceux qui connaissent le terrain). En général, les travailleurs immigrés ont un visa pour cinq ans à l’issue duquel ils sont censés rentrer dans leur pays. Ils travaillent principalement dans le secteur de l’aide à domicile pour les personnes âgées et handicapées, dans le bâtiment et l’agriculture. Ils viennent surtout d’Asie, mais aussi d’Europe de l’Est et d’ex-Union soviétique. Dans l’agriculture, ce sont principalement des Thaïlandais et des Sri-Lankais. Dans le bâtiment, on retrouve des Chinois, mais aussi des Moldaves et des Ukrainiens. Dans le secteur de l’aide à domicile, nous avons principalement des Philippins, des Indiens, des Népalais, des Sri-Lankais, des Moldaves. Aujourd’hui, ce statut de travailleur immigré est assez bien encadré. En venant travailler en Israël, ces travailleurs peuvent gagner dix ou vingt fois plus que dans leur pays d’origine. Mais ce n’est pas une immigration au sens d’un enracinement en Israël. Cela fonctionne un peu comme les “Gastarbeiter” en Allemagne dans les années cinquante. Rien n’est fait pour les encourager à rester. Ils perdent leur visa de travail au bout de 5 ans, à moins qu’ils aient une extension.
On estime qu’il y a environ 200.000 travailleurs immigrés en Israël. 100.000 sont encore dans leurs droits. Et 100.000 sont venus légalement, soit en tant que travailleur immigré avec un visa de cinq ans, soit en tant que touriste avec un visa de trois mois, pour travailler, mais sont aujourd’hui dans la clandestinité. La plupart viennent d’ex-Union soviétique ou d’Europe de l’Est. Ils se fondent dans la masse, sont assimilés à l’Alyah des ressortissants de l’ex-Union soviétique et donc pas inquiétés.
À côté des travailleurs immigrés, on estime à environ 30.000 le nombre de demandeurs d’asile, qui viennent principalement d’Érythrée. Il y aussi une importante communauté de Soudanais qui viennent du Darfour et du Nil Bleu. Ces populations ont eu des enfants depuis leur arrivée en 2008. On estime qu’il y a environ 7.000 enfants nés de ces demandeurs d’asile. À cela, il faut ajouter les Ukrainiens, arrivés depuis un an et demi, ainsi que ceux qui ne peuvent pas repartir à cause de la guerre. Plusieurs chiffres ont été donnés mais, en tout, cela ferait 15.000 ressortissants ukrainiens.
LS Le 2 septembre des échauffourées ont éclaté entre Érythréens à Tel-Aviv. La police a eu une réponse musclée envers les manifestants. Comment analysez-vous ces récents événements ?
JML Ce problème est connu de ceux qui sont proches de la communauté érythréenne. L’Érythrée est l’une des derniers régimes totalitaires qui, depuis 1993, n’accorde aucune liberté à sa population. Il y a un système d’enrôlement dans l’armée qui constitue une forme d’esclavage. Je connais des personnes qui se sont échappées, car on voulait les contraindre à rentrer dans l’armée à 13 ou 14 ans. Sur les 15-40 ans, 20% de cette classe d’âge a quitté le pays depuis une vingtaine d’années pour échapper au régime d’Isaias Afwerki. Contrairement aux pays occidentaux, Israël a des relations diplomatiques pleines avec l’Érythrée, probablement pour des raisons stratégiques. On imagine (sans que rien ne sorte dans la presse) qu’Israël a des bases de renseignement en Érythrée.
La très grande majorité des Érythréens qui sont arrivés en Israël à partir de 2007 et 2008 se sont échappés de ce régime totalitaire. Par ailleurs, il y a aussi une partie de ces migrants qui soutiennent le régime. Selon les estimations de la communauté érythréenne, 10% des Érythréens en Israël soutiennent le régime d’IsaiasAfwerki. D’autres Érythréens gardent une relation ambivalente avec l’Érythrée pour pouvoir un jour éventuellement rentrer au pays. Les Érythréens sont d’ailleurs tenus de payer, via l’ambassade, 2% de leur salaire au régime érythréen. Ce que font, de fait, seulement ceux qui soutiennent le régime et restent en contact avec leur ambassade en Israël.
Début septembre, le régime voulait fêter les 30 ans de l’accession au pouvoir d’Isaias Afwerki. Pour cela, ils ont organisé un événement pour lequel les participants devaient payer 1500 shekels, dans une salle de fête dans le sud de Tel-Aviv. Ceux qui s’opposent au régime avaient prévenu que la liberté de célébrer le régime totalitaire serait perçue comme une réelle provocation. Ils avaient prévu des manifestations non-violentes en dehors de cette salle de fête. Mais la police israélienne ne s’est pas préparée à de tels événements. Tout ce qui concerne la communauté érythréenne ou soudanaise en Israël n’est pas considéré par les autorités. La police s’est laissée dépasser. Cela a dégénéré dans la violence entre les deux groupes, y compris envers la police israélienne qui s’est sentie menacée et a réagi. Elle a fini par arrêter quelques dizaines de participants à ces manifestations.
L’immense majorité de la population érythréenne du sud de Tel-Aviv est restée cloîtrée chez elle car elle craignait cette violence, notamment d’être dénoncée par ceux qui soutiennent le régime érythréen. Ensuite, certains demandeurs d’asile sont passés à la radio et à la télévision israélienne, et ont déploré l’image donnée par ces échauffourées. Ils se sont excusés.
LS Certains de ces migrants venus d’Afrique attendent le statut de réfugié, qui devait leur être donné selon un plan proposé par l’ONU en 2018. Benjamin Netanyahou a refusé de signer ce plan au dernier moment. La situation actuelle a-t-elle un lien avec ce blocage ?
JMLCe problème est apparu en 2007, 2008, sous le gouvernement Olmert mais a pris toute son ampleur dès 2009 sous Netanyahou. Ce dernier n’a jamais pris au sérieux les demandes d’asile de ces populations. Jusqu’au début des années 2000, il n’y avait pas de système type Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides en France) ou une agence gouvernementale en Israël apte à faire l’examen des demandes d’asile. Àpartir de 2009, on leur a accordé un visa renouvelable après quelques mois, mais qui les a laissés dans une situation d’attente. Aujourd’hui, il n’y a pas d’examen sérieux des demandes d’asile. Même si le système existe, il est totalement biaisé contre les demandes. Sur les milliers de demandes qui ont été faites en bonne et due forme au département du Ministère de l’Intérieur, il y en a moins de 50 qui ont été accordées ! Le système est construit contre l’accueil ou la reconnaissance des demandeurs d’asile en Israël. En plus, à partir de 2011, il y a eu des tas de mesures mises en place par le gouvernement israélien pour rendre la vie de ces migrants de plus en plus difficile. Un camp de réfugiés géré par l’autorité des prisons a été construit à Holot. Puis des impôts à payer en plus de leur salaire alors qu’ils ne gagnent pas bien leur vie. L’État ne leur assure pas de statut réel. Le gouvernement les qualifie d’infiltrés, dit qu’ils sont des migrants économiques qui utilisent le système d’asile pour se faire de l’argent.
Le prologue de l’accord de 2018 avec l’ONU se déroule à la fin de l’année 2017. Le gouvernement israélien avait annoncé une politique de déportation vers l’Afrique, mais pas vers l’Érythrée (en Ouganda et au Rwanda). Il y a eu pour la première fois des grosses manifestations des Érythréens et Soudanais eux-mêmes, mais aussi de certains groupes de la population israélienne. Entre-temps, l’ONU a essayé de faire avancer un accord selon lequel Israël accepterait de donner un visa temporaire à la moitié de ces demandeurs d’asile. L’ONU se serait assuré en cinq ans qu’un nombre équivalent de demandeurs d’asile s’installerait dans des pays occidentaux. Des milliers sont d’ailleurs partis au Canada. Le gouvernement a annoncé cet accord mais l’extrême-droite israélienne l’a critiqué. Le lendemain, Netanyahou a annoncé que cet accord avec l’ONU était donc annulé et depuis, rien n’a bougé. Le HCR de l’ONU (Haut-Commissariat aux réfugiés) dit que cet accord est toujours pertinent.
Cette attitude envers les demandeurs d’asile témoigne d’un aveuglement de la part du gouvernement israélien et d’une incompréhension totale de ces populations. Les Israéliens qui sont dans cette posture défensive ont la crainte d’être submergés par des demandeurs d’asile non juifs. Pour moi, c’est la source du problème. Beaucoup disent qu’Israël est un pays raciste en raison de la manière dont le gouvernement traite les demandeurs d’asile africains. Moi, je crois que la question ne se pose pas car ils sont Africains : elle se pose car ils ne sont pas juifs. Il y a tellement de choses en Israël qui sont déterminées par cette ligne de partage entre Juifs et non-Juifs, cette crainte de voir la démographie juive submergée : cela apparaît comme une fracture majeure de la société israélienne. La crise du régime qui sévit depuis janvier repose ces mêmes questions d’identité. Qui sommes-nous? Qu’est-ce que cela signifie d’être un État juif? Un État des Juifs, où la démographie reste sur le devant de la scène? Ou un État qui serait ouvert à promouvoir des valeurs juives? Et dans ce cas, quelles seraient ces valeurs juives ? Éventuellement, on peut se référer à la Torah et aux textes sur le rapport des Juifs à l’étranger. A priori, ce rapport à l’étranger est beaucoup plus favorable que ne le laisserait penser le gouvernement israélien actuel.
LS Selon vous, on assiste à une opposition entre deux visions du judaïsme, entre une tradition d’accueil et une vision plus ethnique ?
JMLDans tous les pays de manière générale, les migrants nous obligent à nous poser des questions. Qui sommes-nous ? Qui souhaitons-nous être en tant que société ? Ce sont des questions qui se posent de manière universelle. La traduction israélienne de ces questions est la suivante : qu’est-ce que ça signifie d’être un État Juif ? Il y a une grande tradition juive, inspirée des textes, qui dit que l’étranger doit être traité de manière humaine, avec respect, car nous étions nous-mêmes des étrangers en terre d’Égypte. Notre histoire, le fait d’avoir été des étrangers dans les pays de la diaspora, nous permettent de savoir ce qu’est la souffrance d’être étranger. On aurait pu croire qu’une fois Israël devenue indépendant, on se souviendrait de nos textes et de notre histoire pour faire preuve d’une sensibilité humaine. Quand la Convention sur le statut de réfugiés est passée à l’ONU (en 1951), le délégué israélien a joué un rôle majeur, absolument fondamental, dans la manière dont cette Convention a été énoncée. Les organisations juives de diaspora aussi.
Mais il s’est passé 75 ans depuis la création de l’État d’Israël. Jusqu’à la fin des années 90, il n’y avait pas de demandeurs d’asile non juifs. La question ne s’est donc pas posée. Au fil des années, il y a eu ce durcissement, cette perception que le monde entier veut détruire Israël, qu’on doit ériger des murs autour de nous. Ce n’est pas un narratif totalement saugrenu : il y a une réalité stratégique. Il y a ce sentiment très répandu chez les Israéliens d’être vulnérables, à cause des pays qui nous entourent, ce sentiment qu’un jour les non-Juifs pourront nous vouloir du mal et donc qu’on doit se protéger démographiquement.
Mon attitude est tout autre, je suis religieux et je m’inspire des textes. Je crois que c’est surtout une question de perception : est-ce qu’on se sent vulnérables ou forts ? Avec le gouvernement actuel, on a le sentiment d’être au bord du gouffre. Mais de manière générale, j’ai une haute idée de la société israélienne. L’avenir sera avec nous et pour nous, donc je ne me sens pas du tout menacé par quelques dizaines de milliers de demandeurs d’asile. J’ai de vrais rapports d’amitié avec eux et je peux témoigner qu’ils apportent une réelle richesse à la société israélienne. Ils nous présentent à nous – Juifs israéliens – une réelle opportunité de déterminer quel pourrait être un rapport de l’État juif avec les étrangers, fait de sensibilité et de compassion.