Jean-Claude Grumberg est avant tout connu pour avoir écrit L’Atelier en 1979, pièce dans laquelle il sut rendre visibles les épreuves indicibles des familles de déportés de France. Dramaturge, scénariste et conteur hors pair, mêlant toujours le sens tragique à la cocasserie la plus saugrenue avec une légèreté de plume inégalée, il dresse, dans De Pitchik à Pitchouk. Un conte pour vieux enfants, le portrait de Rosette Rosenfeld. Restée seule après la mort de son mari Isidore, débordée par la solitude et le souvenir, Rosette fait de nombreuses rencontres qui révèlent la même hantise : « Pourquoi je ne me souviens plus du visage des miens ? Pourquoi je n’entends plus leurs voix ? ». Grâce à un art qui tient autant de la poésie que de la comédie intime, Jean-Claude Grumberg redonne vie à des êtres qu’on croyait perdus à jamais, dont il restitue avec grâce et bonhomie les gestes, les tournures de phrase, et les espoirs les plus bouleversants.
Fanny Arama Votre art consiste à « rire en pleurs ». Vous alliez la caricature et le grotesque au sens tragique, vous décrivez l’horreur en soulignant son absurdité comique. Vous décririez-vous comme un satiriste ?
Jean-Claude Grumberg Ah non, pas un satiriste. Je me rapproche plus des écrivains yiddish, comme Cholem Aleikhem. Je ne fais pas rire consciemment. Ce sont les situations qui ont fait de moi un écrivain. Je vais vous raconter une anecdote : je passe devant la vitrine de Gibert Jeune, à côté de chez moi. Il y avait mon dernier livre, De Pitchik à Pitchouk, entouré de trois livres de Louis-Ferdinand Céline. Je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais ? Je rentre leur dire ? ». Les livres de Céline resteront plus longtemps que mon livre… Bientôt ils ouvriront l’Album Céline de Gallimard et ça cachera mon livre. Ce n’est pas moi qui crée les situations grotesques !
FA Quelle est la place des auteurs yiddish dans votre bibliothèque ?
JCG Il y avait un libraire Place des Hospitalières-Saint-Gervais. La librairie s’appelait Judaïca Hébraïque. Un jour, le libraire sort un livre, me dit de le regarder. Je ne pouvais pas regarder. C’était un livre édité en Pologne, avec des photos prises au moment de la Libération. Je lui dis : « Je veux l’acheter. – Non, n’achetez pas, mais regardez. » Il m’a ouvert un placard, il collectionnait tout ce qu’il trouvait sur les camps. « Quand je mourrai, je les donnerai à qui voudra. C’est ma mitsva ». Cet homme, qui était plutôt jovial, et bien, il avait son œuvre à lui. Je me compare souvent à lui, en vous parlant. J’écris beaucoup de conneries, mais il y a quelque chose qui est un hommage à ce père que je n’ai pas connu, que je n’ai pas cherché à connaître après sa disparition… C’est en ça qu’on peut parler de résilience. C’est quelque chose pas « en moins », mais « en plus ». On a cru nous faire disparaître mais on réapparaît beaucoup plus visibles qu’avant.
FA Vous parlez peu de votre père…
JCG J’ai voulu faire restaurer une photo de mon père. Une photo de l’époque, peinte. J’avais une affiche antisémite que j’avais achetée et je voulais aussi la faire restaurer, pour pouvoir la déplier. Je l’ai donnée à un type qui m’avait déjà aidé pour des affiches, mais il a fait faillite. Il m’a dit « La photo moche, je l’ai perdue ». Je ne lui ai pas dit que c’était mon père, « la photo moche ». Quelque part, ça signait sa mort à mes yeux. J’avais perdu la photo de mon père.
FA Avez-vous jamais tenté de recueillir la parole de votre mère ?
JCG En écrivant L’Atelier, je lui ai donné la parole. Ma mère est une femme qui a eu une vie très malheureuse. Mais elle ne le vivait pas comme une vie malheureuse. Elle me parlait toujours des plus malheureux. J’ai écrit Vers toi Terre promise (2006). C’est l’histoire d’un dentiste chez lequel on allait. Sa fille cadette avait été déportée et sa fille aînée est devenue bonne sœur. Le fait est que je ne voulais pas aller chez ce dentiste. Quoi qu’il fasse, il mordait sa lèvre. Je disais à ma mère : « Maman, on va changer de dentiste. – NON. Il a tellement souffert pendant la guerre. – Mais maman, toi aussi tu as souffert pendant la guerre. – C’est pas pareil ! » Elle avait cette possibilité de relativiser : elle avait ses deux fils.
Elle s’est retrouvée à Paris seule quand elle nous a envoyés en zone libre. Mon frère et moi avons mis 80 ans pour comprendre qu’on était des survivants. Pendant deux ans, elle n’a pas de nouvelles de son mari, ni de ses enfants : il ne fallait pas qu’elle sache où on était. On dit à une dame un jour : « On va prendre vos enfants pour les sauver d’un mal hypothétique ». Personne ne savait. C’est ça qui n’a pas été bien compris, ni par eux-mêmes, ni par les autres. De Gaulle veut bien recevoir un ancien déporté à condition qu’il ait été résistant. Il fait une différence pour les pensions entre les déportés résistants et les déportés qu’ils avaient qualifiés de « politiques ». Ils voulaient qu’il y ait une différence entre ceux qui se sont battus et ceux qui « se sont laissés faire », les autres, qui « se seraient laissés faire ».
[…] Quand j’étais jeune, que je me baladais et dès que je voyais un couple d’un certain âge se tenir par la main, je pensais à ma mère. Je pensais que moi aussi j’allais finir seul.
FA Vous savez comment elle s’en est sortie pendant la guerre, seule, à Paris ?
JCG Elle aimait nous raconter des anecdotes. Elle passait ses fins de semaines chez des amis d’une cousine à elle. Quand elle arrivait, le type lui arrachait son manteau et lui mettait un manteau de sa femme : elle n’avait plus l’étoile, ils allaient au cinéma. Un jour elle revient, elle monte au premier, il y a les scellés. Au second, il y a les scellés. Elle habitait au troisième. Elle se dit, « Ce n’est pas la peine d’y aller ». Elle y va quand même. Il n’y avait rien. Elle rentre chez elle. Elle ne s’est pas cachée. Elle espérait avoir des nouvelles.
Dans La mort est mon métier de Robert Merle, qui est tiré du livre de souvenirs de celui qui dirigeait Auschwitz et qui chapeautait tous les camps, il y a un épisode qui se passe pendant la guerre de 14, en Turquie. Les Allemands sont les alliés des Turcs. Lui est tout jeune soldat. Avec son bataillon, ils massacrent tout un village. Il voit qu’en sortant, l’officier a une sorte de sourire. Il lui demande pourquoi il sourit ? « Je crois qu’on s’est gourés de village ». On est réduits à ça. L’erreur peut être positive – la mère de ma femme ne s’est pas fait arrêter parce qu’elle a dit qu’elle était femme de prisonnier et ça a convaincu les gendarmes – ou négative.
FA Dans De Pitchik à Pitchouk, vous accordez une importance particulière aux lieux : votre quartier, le square d’Anvers…
JCG Je pense que vous vivez votre enfance une fois vieux. Cette enfance, vous la vivez dans des lieux.
De Pitchik à Pitchouk, inconsciemment, est très lié au départ de Jacqueline [son épouse, décédée en 2019]. C’est quand même l’histoire d’un couple, une histoire commune. C’est l’histoire du bonheur dont on n’a pas conscience. Après son départ, alors qu’on passait notre vie dans les cafés, je ne pouvais plus m’asseoir au café. Je m’asseyais, si le type n’arrivait pas dans les deux secondes, je me relevais et je partais. Une fois qu’il me servait mon décaféiné, je partais. En plus des lieux des vacances, des îles grecques où on allait – j’ai reçu une lettre d’une dame, après Jacqueline Jacqueline (2021), qui m’a dit : « De quoi vous vous plaignez ? Vous habitez à Saint-Germain-des-Près, vous avez un très bel appartement, vous allez tous les soirs au restaurant, votre femme et vous avez été partout, de quoi vous vous plaignez ? Hein ?… »
FA En fait, vous avez eu de la chance, d’être un enfant de déporté !
JCG Bah ça alors ! J’ai eu un débat en Belgique, au moment de L’Atelier dans les années quatre-vingt, il y a une dame qui se lève et qui me dit : « Oui, vous avez de la chance, on a pris votre père et vous avez un sujet ! » J’étais en dépression à l’époque.
Je lui dis : « Ayez confiance ! Votre mère va peut-être avoir un cancer foudroyant, vous-même vous allez peut-être vous faire écraser les deux jambes par une voiture : c’est un sujet formidable, ça ! Ayez confiance. »
FA Dans votre livre, vous évoquez Maurice Olender, votre éditeur, mort en octobre dernier, alors que vous deviez lui rendre le manuscrit De Pitchik à Pitchouk. Vous dites de lui : « Il voulut que ses auteurs soient libres ». Comment l’avez-vous rencontré et en quoi sa personnalité vous a-t-elle marquée ?
JCG Il venait voir mes pièces. Il s’est présenté, on a parlé cinq minutes, et puis il a édité un livre, Dans la langue de personne de Rachel Ertel, et m’a invité à une lecture. On a passé la soirée à parler du yiddish, qu’il parlait, et puis ensuite, vous avez vu en bas, il y a un teinturier ? On s’est croisés en allant à la teinturerie et il m’a dit : « Est-ce que vous auriez quelque chose à me donner à lire qui ne soit pas du théâtre ? » Je lui ai donné des nouvelles. Il m’appelle et me dit : « Il en manque. Il n’y en a pas assez ». Je lui ai répondu qu’on m’avait dit que c’était disparate. « Mais c’est très bien, vous allez mettre un petit mot en prologue en disant que vous avez voulu faire un livre disparate. Comme ça plus personne vous dira que c’est disparate ». C’était un homme qui réglait les problèmes. Il ne cherchait pas à vous convaincre qu’il fallait écrire comme ci ou comme ça. Il faisait en sorte que ce soit le mieux possible et le mieux reçu possible.
Il ne cherchait pas à avoir raison, à être connu. Il était du côté de l’auteur.
FA Quel est votre rapport avec Israël ?
JCG J’appréhende toujours de me rendre en Israël. Non, non, ce n’est pas que la peur de l’avion, ou des formalités de police, ni même la crainte des attentats. Non. En fait j’ai peur dès que je ne me retrouve qu’avec des Juifs.
– De quoi avez-vous peur au juste, espèce de meshouguè ?
– J’ai peur de me disputer. Dès que je ne suis qu’avec des Juifs, en famille par exemple, ou avec des amis proches – je n’ai pratiquement que des amis juifs ou assimilés – on se dispute, on gueule, on hurle, on tape sur les tables, on n’est jamais d’accord sur rien, et particulièrement sur Israël, son avenir et sa politique.
Par contre, si on est quelques-uns égarés dans une compagnie composée d’une majorité de non-juifs, pour ne pas dire pire, on se serre les coudes, on s’unit et on fait front. Je sais, ce n’est pas grave de se disputer, et puis quoi, tout Israélien ne fait pas partie de ma famille proche, tous les Israéliens ne sont pas mes amis d’enfance. De plus, les Juifs en Israël, arrivant de partout, je suis sûr qu’il y en a plein qui n’ont pas pris l’habitude depuis leur plus tendre enfance de s’engueuler en famille.
Israël en somme est un résumé de la diaspora, un melting-pot de cultures, de coutumes, d’opinions : l’internationalisme résumé en un seul État.