Juifs et musulmans de France: des institutions peu crédibles

Face à des relations tendues entre juifs et musulmans en France aujourd’hui, que peuvent et doivent faire les trois acteurs de ce dialogue: les juifs, les musulmans et les pouvoirs publics ?

Bernard Kanovitch, président d’honneur de la Commission du CRIF pour les relations avec l’islam, qu’il a créée il y a une quinzaine d’années, est un observateur et un acteur de ces relations

ENTRETIEN AVEC BERNARD KANOVITCH
PRÉSIDENT D’HONNEUR DE LA COMMISSION DU CRIF POUR LES RELATIONS AVEC L’ISLAM

Pourquoi créer et diriger une commission, au sein de CRIF, sur les relations avec l’Islam ?

Je m’impliquais depuis longtemps dans les relations interreligieuses et il est apparu évident que les relations avec les catholiques, les protestants et les musulmans ne formaient pas un tout. L’idée sous-jacente à la création de ce groupe était qu’au-delà des nombreuses relations personnelles entre juifs et musulmans, il fallait institutionnaliser et formaliser la relation au plan communautaire, à la fois afin de mieux se connaître, de discuter, et de faire savoir aux pouvoirs publics qu’un tel lieu de réflexion existait.

Ces relations institutionnelles existent désormais et semblent bonnes : les rabbins comme imams qui s’expriment au nom de leur communauté, le font d’esprit de bienveillance, pourtant, dans la vie des citoyens, les relations semblent se détériorer, pourquoi ?

C’est, quoi qu’il en soit, manifestement ainsi que les gens le perçoivent: ça s’est terriblement dégradé. Il faut discriminer nettement entre ce que sont les rapports personnels, les rapports des élites, les rapports institutionnels et la réalité des rapports de terrain. Cette bonne entente de quelques élites ne transpire pas sur le terrain – d’autant moins qu’une grande partie de la population dite « communauté musulmane » est touchée par ce qu’on appelle « problèmes sociaux, sécuritaires, scolaires, etc. ».

Le discours des leaders religieux ne touchent donc pas la “base” des communautés ?

Hormis le petit groupe des fidèles réguliers de la mosquée, pas plus nombreux que le pourcentage des fidèles dans les synagogues le samedi matin, les troupes sont cette masse informelle que les discours des imams ne touchent pas. Un des problèmes majeurs dans ces relations est l’absence d’une organisation réellement représentative de la communauté musulmane en France. Le CFCM, l’équivalent musulman du Consistoire, a un mode électoral qui favorise le pouvoir des associations d’originaires, c’est-à-dire finalement les consuls généraux des pays musulmans les plus représentés en France. Les musulmans, dans leur majorité, ne se reconnaissent pas dans leurs institutions et leurs leaders institutionnels n’ont que peu de crédit.

Au niveau de la communauté juive, les choses sont-elles moins compliquées ?

La situation est plus simple mais elle n’est pas idéale pour autant. Certes, le CRIF n’est-il pas divisé en groupes se définissant par leur pays d’origine mais, si l’on admet que le principal conflit entre juifs et musulmans en France tourne autour de la question israélo-palestinienne, on doit reconnaître que le CRIF ne peut être le bon interlocuteur juif dans ces relations. Le CRIF a essentiellement pour fonction d’être un lobby pro-israélien. Comment une institution comme celle-ci pourrait-elle tisser un lien avec les musulmans? À ce jour, c’est impossible. Dès lors, je pose une question hérétique: ne faudrait-il pas que le CRIF devienne un vrai lobby pro-israélien officiel, plus étoffé, mieux financé, dynamisé? Et qu’il laisse la relation de la communauté juive avec les musulmans à une autre instance – c’est un peu la tentation de la nouvelle fondation Maïmonide-Ibn Rosh [Averroès] que je viens de créer avec mon ami Dalil Boubakeur, recteur de la Grande mosquée de Paris. De même que les lobbyistes pourraient nous dire: « Ne nous parlez pas de Sarcelles, il y a suffisamment d’inquiétudes à Jérusalem », nous leur répondrions: « Ne nous parlez pas de ce qui se passe à Jérusalem, nous ne sommes pas ceux en mesure solutionner ça ». Bien en- tendu les choses sont liées, mais séparer ces deux domaines de lutte antagonistes, même artificiellement, quelle que soit la légitimité qu’on accorde à chacun, permettrait au moins d’en finir avec les amalgames dramatiques qui touchent autant et aussi profondément la communauté juive et la communauté musulmane. Et nous pourrions parler avec cette oasis de douceur et d’accueil qu’est l’islam religieux, l’islam des mosquées, perdu aujourd’hui au milieu d’une représentation sociale et politique qui le dépasse et lui nuit.

Quelle est la responsabilité des pouvoirs publiques dans la dégradations de ces relations ?

L’État a cru se débarrasser de la question en créant le CFCM en 2004. Mais le CFCM est totalement virtuel et ne fonctionne pas. Par ailleurs, c’est sur le terrain social que pèchent les pouvoirs publics. Bien sûr, il y a une réticence ontologique de la République à faire appel aux religieux mais, en les ignorant totalement, on laisse le champ libre aux radicaux qui crient le plus fort. Promenez-vous en banlieue et vous y verrez des immeubles entiers aux balcons couverts de paraboles qui diffusent Al-Arabia, Al-Mannar et les prêches hebdomadaires de l’imam Youssef al-Qaradawi sur Al-Jazeera le vendredi. C’est dire le degré de pression lorsque surviennent des événements au Proche- Orient.