Entretien avec Katharina Volckmer, auteure de « Jewish Cock »

Katharina Volckmer, Allemande habitant Londres, vient de signer son premier roman, Jewish Cock (« la bite juive »). Écrit en anglais, il a été découvert par Grasset, qui l’a fait traduire et en détient les droits mondiaux. Ce court texte prend la forme d’un monologue, où la narratrice adresse une confession à son gynécologue, en attendant la greffe d’un pénis circoncis. Des échos de Portnoy et son complexe de Philip Roth ? Dans le cabinet du docteur Seligman, la haine de soi germanique remplace celle du Juif, tout comme des termes yiddish cèdent la place à une autre langue, si proche étymologiquement, reflet de la force d’attraction entre deux peuples liés par la violence de l’Histoire. Pour En attendant NadeauSteven Sampson  a pu s’entretenir avec cette romancière transgressive et drôle.

Katharina Volckmer, Jewish Cock.
Traduit de l’anglais par Pierre Demarty.
Grasset, 2021, 18,50 €

Entretien par Steven Sampson, initialement publié par le journal en ligne En attendant Nadeau le 22 septembre 2021 et reproduit ici avec leur amicale autorisation.

Pourriez-vous nous raconter la genèse de ce roman ?

La voix m’est apparue, je l’ai suivie. Depuis longtemps j’échangeais avec un éditeur français [Katharina Volckmer travaille dans une agence littéraire], Joachim Schnerf, sa maison a décidé d’acheter les droits. On attendait que le livre soit publié exclusivement en français. Puis on a trouvé un éditeur anglais pour la version originale.

Le texte s’appelait alors Jewish Cock ?

Oui. Cela correspond à l’ambiance. Pour les éditions anglophones, on l’a modifié (The Appointment, sous-titré « The Story of a Cock » en Angleterre et « The Story of a Jewish Cock » en Amérique). Qu’en France il porte un titre étranger souligne le fait que je n’écris pas dans ma langue maternelle. Les Russes l’ont intitulé Jewish Cock en russe, tandis qu’en Italie il s’appelle Un cazzo ebreo. Évidemment, les Allemands n’ont pas voulu faire la même chose.

Vous l’avez écrit en anglais. Quel est votre rapport à l’allemand ?

C’était plus authentique pour moi en anglais : cela fait quinze ans que j’habite au Royaume-Uni, c’est ma langue de tous les jours, j’aurais trouvé ça vieillot d’écrire en allemand. À l’étranger, on perd sa langue maternelle, les détails s’échappent, l’allemand est devenu pour moi un langage privé que j’emploie avec des proches mais rarement dans un contexte officiel. Aussi m’intéressé-je aux continuités du fascisme qu’on voit bien ces derniers temps dans le langage avec la résurgence de l’AfD, parti fasciste qui ravive des termes douteux. Pourtant, au Royaume-Uni, il est considéré comme branché d’utiliser des mots germaniques, par exemple « That’s up my Strasse » (variante de « that’s up my alley », i.e. c’est mon truc), ou Zeitgeist. Dans le Guardian, on remarque ce phénomène, c’est amusant. Et puis il y a une obsession pour Berlin, les gens y vont et en reviennent avec quelques miettes. Berlin est devenue tendance, on célèbre l’idée d’un nouveau peuple allemand, issu de Berlin, ouvert et fun.

Le profil de la narratrice ressemble au vôtre.

Elle habite au Royaume-Uni depuis longtemps et a envie de s’ouvrir à des sujets dont elle ne pouvait parler avant. Je m’intéresse à l’identité, notamment celle du corps, qu’on étiquette comme mâle ou femelle, allemand ou français ou américain. La narratrice se confie à un médecin, il comprend son corps, elle peut s’exprimer plus librement. Elle traverse une foule d’émotions, il s’agit d’un voyage vers sa propre vulnérabilité : au début, elle est dans la provocation afin d’explorer les limites du regard de l’Autre. Pour un Allemand, c’est énorme de pouvoir discuter si ouvertement avec un Juif, normalement on ne se le permet pas. On a peur d’offenser, ou d’être obligé de parler de soi.

Elle attend que le gynécologue modifie son corps.

Il ne s’agit pas d’un mémoire trans, il y a un élément absurde. Au fond, c’est sa manière à elle de vouloir cesser d’être allemande, envie partagée par beaucoup de ses compatriotes. C’est une identité compliquée, on en est toujours un peu embarrassé, à l’étranger nous sommes gênés lorsque nous nous rencontrons, préférant maintenir l’illusion qu’on n’est plus très allemand.

Vous écrivez : « Un Juif vivant, c’est quelque chose de diablement excitant pour un Allemand. » D’où vient cette excitation philosémite ?

Cela peut paraître bizarre, mais ce passé a créé un lien. Et on ne peut dissocier les deux cultures. Je suis gênée que les Allemands n’aient jamais fait le deuil des Juifs en tant qu’ils sont leurs compatriotes. À Babi Yar, en Ukraine, j’ai vu le monument soviétique controversé où l’on fait abstraction de la judéité des victimes (présentées comme de simples citoyens soviétiques) ; je pense que cet élément-là manque dans le discours allemand : le Juif reste l’Autre.

Sinon, on ne peut expliquer la Shoah.

Oui, mais on n’a pas réussi à dire qu’ils faisaient partie de notre peuple, de notre culture. Sans eux, on ne peut évoquer ni la littérature, ni la musique ni la peinture allemande. Ils font partie de nous, pourtant on n’arrive pas à faire ce pas.

Ce mélange se trouve-t-il dans le personnage de K, juif et amant de la narratrice ?

C’est un clin d’œil et un hommage à Kafka ; K figure une certaine tristesse, celle de l’incapacité d’être la personne qu’on veut être. Leur relation s’arrête lorsqu’elle se rend compte qu’elle ne souhaite pas être femme, tandis qu’avec lui elle serait obligée de rester dans son corps femelle.

K serait-il une figure corporelle ?

Il est peintre. Lui et la narratrice peignent l’un sur l’autre. J’adore réfléchir sur les couleurs, l’art m’inspire, j’aime l’idée de peindre sur un corps. K utilise le violet, couleur du deuil et de la tristesse dans certaines cultures.

Leur rencontre est vive et charnelle.

Ils se rencontrent dans des toilettes publiques, elle investit des espaces mâles, donc elle le croise pour la première fois dans un WC, ils ont un rapport sexuel aléatoire. Je songe parfois aux toilettes collectives et à ce qu’elles représentent : c’est un espace d’intimité publique. Que se passe-t-il lorsqu’une femme entre dans un WC pour hommes, ou l’inverse ? Ce geste mineur provoque une réaction forte.

Elle pratique une fellation sur cet inconnu. Je songe à Melissa Broder et à Lionel Shriver, chacune montrant l’importance du corps dans la culture contemporaine.

Le corps féminin est très policé, on a une image concrète de ce à quoi il devrait ressembler, il y a une pression constante d’être belle et baisable. Certaines femmes commencent à repousser cette idée, à se libérer des contraintes. Le corps féminin est un champ de bataille. Il est assujetti à une violence inouïe. Imaginez ce que ça serait si une femme pouvait faire un jogging tranquillement à minuit, en se sentant en sécurité. Les femmes gardent toujours à l’esprit l’éventualité d’un danger.

Avez-vous été influencée par d’autres œuvres abordant ce thème ?

En ce qui concerne la peinture corporelle, il y a une scène fantastique dans La végétarienne de Han Kang. Sinon, j’admire Thomas Bernhard. On a comparé mon livre à Portnoy et son complexe : j’en suis flattée. C’est l’un des rares livres qui m’ont fait rire à gorge déployée. Certains le trouvent vulgaire, mais je crois que l’humour, s’il est réussi, demeure le meilleur moyen d’atteindre le public. Je pense au film La mort de Staline : en sortant du cinéma, je me sentais mal, je l’ai trouvé affreux, mais efficace, il faisait vraiment ressentir l’horreur.

Pourquoi vous êtes-vous installée à Londres ?

Je suis partie étudier la littérature allemande et anglaise à Queen Mary, puis je suis allée à Oxford faire une thèse sur Jakob Wassermann, un écrivain juif allemand contemporain de Thomas Mann, très connu de son vivant. Elle s’intitule Society and its Outsiders in the Novels of Jakob Wassermann et porte sur les femmes, les enfants et les homosexuels dans sa fiction. Je m’interroge sur le fait que certains écrivains sont oubliés. Wassermann a publié un essai puissant sur son identité : Mein Weg als Deutscher und Jude.

Votre livre semble porter l’empreinte de la psychanalyse.

J’ai beaucoup lu Freud, l’idée du flux de conscience vient de lui, mais l’ironie de mon roman, c’est que l’héroïne ne se livre pas à un psychanalyste : elle préfère s’adresser à quelqu’un qui comprend son corps. Avant, elle avait été obligée de voir un psy, cela n’a pas bien marché, elle était trop timide, pas prête à parler ouvertement. Le docteur Seligman est juif, c’est pourquoi elle le trouve mieux placé pour la comprendre.

Son patronyme évoque le Dr Spielvogel de Philip Roth.

En allemand, son nom veut dire « chanceux » ou « heureux ». Et si on parle de quelqu’un qui est mort récemment, on dit « Gott hab ihn selig » (paix à son âme). Apparemment, il y a un film célèbre avec Louis de Funès où le rabbin porte ce nom.

À part Freud, un autre Autrichien présent ici s’appelle Adolf Hitler. Pourquoi la narratrice aime-t-elle imaginer la moustache du Führer en train de chatouiller ses parties intimes ?

Le Hitler sexy, les gens sont fascinés par cette figure, chez lui il y a un étrange élément érotique dont je voulais me moquer. Même au Royaume-Uni, on est obsédé, on se cache derrière Hitler. Dans des documentaires allemands, on entend des phrases genre « Hitler a envahi la Pologne », comme s’il l’avait fait tout seul. C’est important de le ridiculiser, au lieu de le mettre sur un piédestal. Certains hommes affichent un fétichisme érotique bizarre à travers des coiffures nazies et des uniformes Hugo Boss. Au risque de gêner, peut-être faut-il explorer ces strates de conscience.

La narratrice achète son pénis avec de l’argent venant de son arrière-grand-père, chef de gare de la dernière station avant Auschwitz.

C’est important d’un point de vue symbolique, de nombreux Allemands ont de tels ancêtres, qu’on prétend n’avoir été que des rouages dans la machine. Cet incident renvoie aussi à Auslöschung (Extinction), roman de Thomas Bernhard, où l’héritier d’un argent nazi finit par le donner à un organisme juif.

Avez-vous pu discuter de cette époque avec des aïeux ?

Ma grand-mère paternelle, encore vivante, est née en 1930, à Amberg, en Bavière, près de Nürnberg et de Fürth, le site de la plus ancienne yeshiva en Allemagne. Ces villes avaient d’importantes populations juives. Je n’en reviens pas que ma grand-mère ait pu être témoin de ces événements, du moment où les Juifs ont dû porter l’étoile jaune, ce qui les a rendus de moins en moins visibles : avant d’être déportés, ils étaient comme des ombres dans la rue. Elle a aussi vu la destruction de la synagogue. Elle représente mon dernier lien à cette époque, c’est difficile d’imaginer à quoi l’Allemagne ressemblait, c’était un autre pays, où il y avait encore une population juive. J’ai du mal à concevoir le quotidien, c’est rarement bien fait dans les films sur la Shoah ou sur la guerre.

En France, on le voit dans certains films, notamment ceux de Jérôme Prieur.

En tant que russophile, vous devez connaître Dix-sept moments de printemps. Il s’agit de l’histoire d’un espion soviétique basé en Allemagne pendant la guerre. Mes collègues russes m’ont dit que, lorsque le film passait à la télévision, les rues étaient vides. Je crois que les Russes ont été plus aptes à dépeindre l’horreur, du fait qu’ils avaient vécu une expérience similaire.

Vous écrivez que les Allemands à Londres doivent faire croire qu’ils ont lu « toute l’œuvre de ce putain de Max Sebald« .

Il est beaucoup plus populaire en Grande Bretagne qu’en Allemagne, les gens qui l’ont connu l’appelaient « Max ». J’aime son travail, en particulier Austerlitz, ainsi que la conférence qu’il a donnée où il parle de Dresde, Luftkrieg und Literatur (De la destruction comme élément de l’histoire naturelle), qui a été pour moi une source d’inspiration. Il n’aurait pas pu l’écrire s’il était resté en Allemagne, il a pris du recul, aucun Allemand ne se serait permis de réfléchir comme lui.

Vous êtes dure pour vos compatriotes, décrivant leur « étrange silence allemand que j’en suis venue à redouter plus que tout au monde. Cette façon de faire semblant que tout a disparu sous les ruines ». Est-ce lié à l’architecture ? À ce propos, la narratrice dit : « Notre perspective sera toujours quelque chose qui a été ratissé à mort et qui relève plutôt du béton.« 

Lorsque Notre-Dame brûlait, une collègue française était en larmes. J’ai demandé à des amis allemands s’il existait un monument chez nous dont la destruction pourrait déclencher une telle réaction : tout le monde a dit non. Cela n’existe pas en Allemagne, le pays a été rasé. Ensuite on a bâti une autre architecture, à laquelle il est difficile de s’attacher. Cela crée un sentiment d’étrangeté, un silence maladroit, qu’on n’arrive pas à exprimer sur le plan individuel, même si on a conscience d’une culpabilité abstraite et collective, qu’on trouve dans le mot Vergagenheitsbewältigung (fait d’assumer son passé), que je trouve problématique : il ne devrait pas s’agir d’une case qu’on peut cocher, d’une tâche qu’on accomplit pour en être débarrassé. Les gens deviennent suffisants, chacun estime qu’il a fait plus que son voisin en matière de « travail de mémoire » [en français dans l’entretien].

Cela induit des situations loufoques : je pense au cours de musique raconté dans le roman.

C’est une anecdote autobiographique. En Allemagne, on ne doit pas chanter en allemand, les nazis ont cassé la langue. Alors qu’en France on a des radios qui ne mettent que de la musique française, c’est inconcevable chez nous. Dans mon cours de musique, lorsque j’avais douze ans, on chantait toutes sortes de chansons, dont Hava Nagila. C’était absurde.

Retrouvez l’article original publié sur EaN le 22 septembre 2021
Propos recueillis par Steven Sampson

Écouter un extrait de Jewish Cock de Katharina Volckmer lu par Aurélie Saada pour Le Lab de Tenou’a.

  • Judith Toledano-Weinberg

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