Un célèbre sage du XXe siècle, nommé Serge Gainsbourg, aimait dire que la laideur est supérieure à la beauté « parce qu’au moins, elle, elle dure ». Avec humour, il rappelait combien l’apparence peut être éphémère et trompeuse.
La beauté peut-elle tout de même durer ? Oui, si l’on en croit la langue hébraïque. C’est ce que la liturgie juive affirme chaque matin lorsqu’elle énonce : ירושתנו יפה מה Ma Yafa Yeroushatenou, « Comme est beau notre héritage ! » ou, pour le traduire autrement, « la beauté constitue notre patrimoine ». Or, le propre d’un patrimoine est de perdurer et de se transmettre. Non seulement le beau ne passe pas… mais, précisément, il passe de l’un à l’autre, d’une génération à la suivante, pour ne jamais disparaître.
Le beau se dit en hébreu yafe ou yafa יפה et s’écrit comme un futur : la lettre youd י ya, marque grammaticalement l’inaccompli et ce qui reste à être, tandis que le mot fe פה signifie la parole ou la bouche. Bref, la beauté s’écrit dans la langue hébraïque « parole à venir ». Elle est la promesse de s’exprimer encore demain, de ne pas s’éclipser du monde pour celui qui choisit de la voir.
Ce numéro de Tenou’a donne la parole à des rabbins, des chercheurs, des écrivains et des artistes qui interrogent cette notion, loin de sa superficialité. L’exposition du musée d’art et d’histoire du Judaïsme consacrée à Helena Rubinstein nous donne l’occasion de cette exploration, et sans doute, aussi celle de prononcer une phrase particulière; saviez-vous qu’il existe dans la tradition juive une bénédiction que l’on ne récite que lorsqu’on est témoin de la beauté qui surgit face à nous ?
« Béni sois-Tu Éternel, roi de l’univers, qui as conçu ainsi le monde ».
ברוך אתה ה’ אלהינו מלך העולם שככה לו העולם
Souhaitons-nous de répéter souvent cette prière, c’est-à-dire d’être témoin d’un monde sans laideur, ou mieux, de contribuer à en construire un. Enfin, dans ce numéro de Tenou’a, il est aussi question d’Europe. À quelques semaines des élections européennes, n’est-il pas temps de redonner à tous le goût de cette « belle » idée, et nous assurer ensemble qu’elle ne passe pas, mais ait encore un avenir ?
Vous êtes un artiste aux talents multiples, quel lien voyez-vous entre la beauté et l’art ? La beauté est-elle naturelle ? Est-elle créée par le regard ? Comment faites-vous advenir la beauté ?
Pour pouvoir apprécier la beauté, il faut, avant toute chose, être exposé au contraste de la laideur, son autre face, son aspect complémentaire, sans lequel la beauté n’existe pas. Selon moi, la beauté, c’est l’harmonie, c’est-à- dire la rencontre de deux pôles, un équilibre délicat. Lorsque cet équilibre est atteint, alors je me sens bien, je reconnecte avec l’inspiration, je peux entendre le silence. C’est là qu’existe la beauté. L’artiste est celui qui choisit quoi voir et quoi refléter, comment le manifester dans son travail artistique. Dans mes œuvres, je travaille dur à atteindre cette complétude. Je trouve mon inspiration dans la nature, dans la symétrie des formes, dans le comportement de la lumière et, tout particulièrement, dans la beauté naturelle de l’humain. La beauté est le symbole de la Création, la divinité de l’ensemble. La beauté est l’idéal. La beauté, c’est cette forme parfaite de la nature que je peux retrouver en presque toute chose. En tant que photographe, je ne peux me satisfaire de documenter un instant de beauté de la réalité, il me faut créer une réalité pour la documenter. Mon travail vient de nombreuses visions ou rêves que je fais.
Parmi vos outils de travail, il y a le voyage. La confrontation à l’autre, à des mondes et des gens inconnus est- elle un véhicule de la beauté ? Que cherchez- vous et que trouvez- vous à l’étranger qui nourrisse et inspire votre processus de création ?
Avant chaque création, le premier élément est un voyage – ce qui ne signifie pas nécessairement un lieu éloigné ou un voyage à l’étranger… Parfois, ce voyage a lieu dans mon atelier à travers des mots, des textes, des écrits, parfois il m’emmène sur des terres lointaines là où m’attirent des traditions anciennes. Là je rencontre des cultures, des gens qui m’inspirent et m’offrent des expériences à même de renforcer et stimuler le pouvoir créatif. Dans ces rencontres, je suis exposé à des éléments autres qui m’aident à raconter des histoires, comme des couleurs, des matières, des vêtements et, toujours, l’unicité de la beauté humaine. Comme un photographe naturaliste qui, pour chercher un animal rare, doit s’enfoncer loin dans la jungle, pour découvrir des cultures rares, il faut voyager loin.
En couverture de ce numéro figure l’une de vos œuvres, la peau d’une femme peinte de lettres hébraïques. Pouvez-vous nous en parler ?
Ce travail fait partie d’une série qui m’est venue initialement d’un rêve. D’une série de rêves que j’ai décidé de mettre en scène et de photographier, de rêves dans lesquels j’écris des poèmes de façon intuitive, en hébreu, sur le corps d’une femme qui est à la fois une inspiration et un support pour ma poésie. L’écriture à l’encre en retour est une inspiration pour le corps et crée un cercle créatif méditatif dans lequel chaque élément nourrit l’autre. C’est une création dans une création dans laquelle trois éléments se connectent entre eux : le corps de la femme, l’écriture de la poésie et la création par la lumière, la photographie. La rencontre de ces trois éléments forme une œuvre, un art.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan
Pour découvrir le travail de Zohar Ron : zoharon.myportfolio.com