La cabane de Rachel ou la métamorphose de l’amour

C’était une très belle jeune fille. Mais une jeune fille farouche et fière. Une solitaire. Rachel vivait en ville avec son père, un commerçant fortuné et veuf depuis longtemps. Leur maison était entourée d’un haut mur et les visiteurs se faisaient rares.
Cependant l’homme était déjà vieux et souhaitait vivement que sa fille unique, sa « petite brebis » bien aimée se marie.

Mais Rachel refusait tous les prétendants, gardait son cœur aussi fermé que la porte de leur maison.
Cependant beaucoup de jeunes gens continuaient à s’y présenter tant on disait la fille belle et fortunée. En vain. Ils finirent par se lasser et délaissèrent le quartier. Un matin, le commerçant se mit en colère:
– Il est temps pour toi de quitter la maison de ton père et d’accueillir un mari. Puisque tu dédaignes tous les garçons, le premier qui passera dans la rue, celui-là t’emmènera hors de cette maison pour toujours!
Et le vieil homme s’installa devant chez lui à guetter le premier passant.

À l’heure de midi, un homme transportant une lourde charge de bois sur son dos s’aventura dans cette rue. Le père de Rachel aussitôt le rattrapa et l’invita à entrer.
L’homme manifesta sa surprise et refusa. Mais devant l’insistance du marchand, il entra, hésitant. Dès que Rachel le vit, elle poussa un cri d’effroi.

L’homme paraissait sans âge, hirsute, vêtu de vêtements sales et déchirés, chaussé de godillots. Il sentait l’effort. Son corps était fatigué, ses mains noires de crasse. C’était un charbonnier, un homme des bois qui vivait en marge de ses semblables…
Rachel supplia son père de le renvoyer et de la garder près de lui.
– Je n’ai qu’une parole! dit le vieil homme. Et s’adressant à l’inconnu, il lui dit:
– Je te donne ma fille Rachel en mariage, emmène-la chez toi. J’espère qu’elle fera une bonne épouse, fidèle et aimante.
Le charbonnier s’excusa : il ne pouvait emmener la jeune fille sans son consentement. Il n’osait pas la regarder.

C’est alors que Rachel découvrit sous la chemise déchirée du charbonnier, pendre des tsitsit d’un blanc immaculé. Une étrange lumière émanait de cet homme par ailleurs si repoussant.
Connaissant le caractère décidé de son père, sans un mot mais la mort dans l’âme, Rachel accepta de suivre le charbonnier. Son père la serra fort dans ses bras une dernière fois. Puis referma la porte de la maison.

Ils traversèrent la ville; Rachel marchant derrière ce fiancé qu’elle n’avait pas choisi, la tête baissée, les yeux remplis de larmes.

À la nuit tombée, le couple rejoignit l’orée de la forêt: là où habitait le charbonnier, à l’écart de tous.
C’était une misérable cabane de bois, entourée d’herbes folles; la porte bâillait à tous les vents. Le toit était fait de sacs de toile et de branchages, avec une petite ouverture pour laisser entrer la lumière.

Ils passèrent la nuit, sans se toucher, dormant à même le sol, recouvert de feuillages. Rachel transie de froid, garda les yeux ouverts, apeurée par le bruit des bêtes sauvages qui rôdaient autour de la cabane.
Avant le lever du jour, le charbonnier s’en alla et ne revint que le soir apportant pour Rachel de quoi se nourrir de baies, de lait et de farine. La malheureuse apprit, jour après jour à faire le feu, à cuisiner.

Dans les premiers temps de son installation, Rachel se refusa obstinément à son mari; elle n’avait ni regards ni paroles pour lui, elle ne songeait qu’à s’enfuir. Mais où? Son père l’avait chassée, la porte de leur maison lui était désormais fermée.
L’immensité et la solitude de la forêt l’inquiétaient. Parfois elle restait prostrée à l’intérieur, écoutant au loin les coups de cognée des bûcherons; mais la honte l’empêchait de les appeler au secours.

Cependant il régnait dans cette misérable cabane une atmosphère si paisible, une telle clarté, malgré le froid du dehors, que peu à peu Rachel sécha ses larmes. Elle sentait un réconfort l’envahir, jour après jour. Comme une tendresse nouvelle, et un soir, elle s’offrit enfin au charbonnier.

Le lendemain matin, elle osa s’aventurer dans les alentours. Elle découvrit le chemin de la rivière pour y chercher l’eau et s’y laver; elle apprit à cueillir les plantes des bois, à tisser les feuillages pour décorer leur humble demeure. Elle apprit aussi à ramasser le chanvre et à préparer les fibres pour coudre ses vêtements et les sacs qui servaient à transporter le bois. Elle fit de leur couche un lit douillet de feuilles chaudes; de chaque repas, une fête.

Le charbonnier avait pour elle des chants très doux, des gestes tendres, des paroles apaisantes. Il avait même entassé quelques livres dans un recoin de la cabane. Rachel se mit à aimer profondément cet homme dont elle ne savait rien. Il partait de bon matin pour revenir à la tombée de la nuit. Parfois il s’absentait plus longtemps pour aller vendre ses sacs de bois en ville.

Souvent dans la journée, les animaux sauvages: loups, biches, sangliers, écureuils, et les oiseaux aussi venaient lui tenir compagnie. Le charbonnier lui apprit à reconnaître leurs chants, et même à les imiter. Rachel s’en amusait et ils venaient de plus en plus nombreux. D’autres fois, elle restait des journées à lire, tapie dans la cabane.

Un soir tandis qu’elle questionnait son homme, il lui raconta enfin qu’il n’avait pas toujours vécu ainsi, qu’il avait connu une vie facile, comblé de richesses mais entouré de cœurs vides et de biens inutiles. Alors il était venu ici, à l’écart des hommes. Il avait construit cette cabane pour y demeurer le temps d’un repos, pour étudier aussi. Et puis il était resté là.

« Et maintenant que tu es à mes côtés, je m’y sens si heureux. »
Son mari l’embrassa, dénoua ses longs cheveux, puis ils s’endormirent enlacés sous le regard tout proche de la lune.

Mais un matin, le charbonnier s’en alla comme à son habitude et ne revint pas le soir, ni les soirs suivants. Rachel l’attendit plusieurs jours. Une semaine s’écoula. Les oiseaux de la forêt s’étaient mystérieusement tus, les bêtes sauvages se faisaient-elles aussi discrètes. La cabane elle-même semblait s’effondrer comme secouée dans ses fondements.
Rachel partit à la recherche du charbonnier, quelques oiseaux perchés sur ses épaules. Des bûcherons affirmèrent que son homme s’était probablement fait dévorer par des loups… Elle eut du mal à les croire.

Avec le temps, comme son mari ne revenait pas, Rachel comprit que, sans doute jaloux de son bonheur, des paysans l’avaient attaqué…
Elle ne retrouva pas sa dépouille, mais découvrit ses tsitsit d’un blanc immaculé accrochés à la branche d’un arbre. Folle de douleur, elle décida de détruire la cabane où ils avaient vécu si heureux, et retourna s’installer en ville.

Mais chaque année, en souvenir de ce bonheur éphémère et perdu à tout jamais – Rachel ne se remaria pas – à l’automne, elle prenait le chemin de la forêt, avec pour seul bagage quelques livres et, patiemment, reconstruisait branchage après branchage, la cabane du charbonnier, pour en faire, le temps d’une semaine, un lieu de repos et de paix pour tous les voyageurs égarés.

Et jusqu’à ce jour, le chemin de la cabane, devenue la cabane de Rachel, « la petite brebis », reste connu de certains, sûrs d’y trouver porte ouverte et lieu d’études…