La croyance et le doute

Depuis l’Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch) qu’il a fondé, Rudy Reichstadt pose un regard expert sur ce phénomène qui rend notre monde malade.

© Lihi Turjeman, Demons, We Are Dealing With Very Dangerous Materials, 2020 40 x 50 cm
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Entretien avec Rudy Reichstadt Fondateur de Conspiracy Watch

Définissons d’abord les termes, qu’appelle-t-on conspirationnisme ou complotisme?

Ce sont des mots qui font leur entrée dans le dictionnaire respectivement en 2011 et 2016. En réalité, on trouve des occurrences de « conspirationnisme » dès les années quatre-vingt. Le terme de « théorie du complot », lui, est plus ancien. On en trouve les premières occurrences dans les années 1900. En anglais, c’est encore plus ancien, l’expression étant attestée dès la fin des années 1860. Du reste, Karl Popper l’utilise dans son ouvrage La Société ouverte et ses ennemis, publié en 1945. Donc, contrairement à ce qu’on peut lire parfois sur Internet, l’expression « théorie du complot » n’a pas été inventée par la CIA pour discréditer ceux qui se contenteraient, paraît-il, de « poser des questions ». Maintenant, il y a à peu près autant de définitions de ces termes que d’auteurs. Le conspirationnisme désigne l’attitude consistant à attribuer abusivement l’origine d’un événement ou d’un fait à une conspiration, un complot. Ces deux mots – conspiration et complot – sont synonymes. Pourtant, parler de conspiration, c’est mettre l’accent sur l’existence de liens cachés, d’une concertation entre les acteurs de la conjuration dénoncée tandis que parler de complot permet plutôt d’insister sur le projet, le but de l’opération, généralement circonscrit dans le temps et dans l’espace.

Justement, qu’est-ce qu’un complot?

Un complot, c’est l’entente secrète d’un groupe d’individus en vue de commettre un acte répréhensible. L’Histoire en est remplie. Et bien des théories du complot procèdent de manipulations qui s’apparentent à des complots : la rédaction des Protocoles des Sages de Sion se fait de manière secrète avec un but inavouable – il s’agit de tromper le public. Nous sommes bien là dans le cadre d’une manipulation authentique avec un préjudice direct pour les personnes visées, les Juifs en l’occurrence. De la même manière, on peut considérer que l’Affaire Dreyfus, plus exactement le procès qui condamne le capitaine Dreyfus sur la base d’un document fabriqué, relève de la manipulation la plus vile. Mais si l’histoire est faite de complots, elle n’est pas faite que de cela. Et surtout, elle est aussi faite de croyances extravagantes, erronées, dangereuses et infondées qui ont poussé les hommes à agir, parfois avec des conséquences désastreuses. C’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue : ces théories du complot font des victimes.

Dans la tradition juive, à Pourim, on parle d’Esther et de son oncle Mardochée. Esther se fait passer pour qui elle n’est pas afin de devenir l’épouse du roi et d’empêcher un massacre des Juifs. Est-ce un complot?

C’est un complot, oui, mais fait pour en déjouer un autre. Esther conjure un complot par un contre-complot qui conduira à l’exécution d’Aman et de ses fils. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que toute action secrète et concertée n’est pas forcément un complot. Fomenter en secret une fête d’anniversaire surprise pour un proche par exemple, cela n’a strictement rien de répréhensible, au contraire. Parler de « complot » dans ce cas de figure, c’est en parler de manière métaphorique.

Et les «fake news», qu’est-ce que c’est?

C’est une information truquée – c’est le sens du mot fake en anglais, c’est-à-dire « faux » au sens de « fabriqué » – et diffusée dans le but de tromper. Ce terme devrait donc être réservé à des contenus qui ont pour but d’induire délibérément le public en erreur. Une fake news, ce n’est ainsi ni une fausse information à caractère satirique, ni une simple erreur, ni une opinion, aussi contestable soit-elle – et la tentation est grande d’accuser ceux qui ne pensent pas comme nous de diffuser des fake news. C’est l’intention de tromper qui fait toute la différence.

Une fois ces termes définis, venons-en au cœur du sujet: qu’est-ce qu’une «théorie du complot»?

Une théorie du complot répond à trois critères cumulatifs. D’abord, c’est toujours, qu’elle soit formulée de manière explicite ou pas, une accusation. Et pas n’importe laquelle : une accusation de complot. Ensuite, c’est une accusation calomnieuse dans le sens où elle n’est pas prouvée (deuxième critère). Enfin, parce que – selon la formule consacrée – « l’absence de preuve n’est pas preuve de l’absence », il faut un troisième critère : une théorie du complot n’est pas seulement une accusation non prouvée, c’est aussi une proposition inutile dans le sens où elle échoue au « test du rasoir d’Ockham », ce principe d’hygiène intellectuelle selon lequel il vaut toujours mieux préférer les hypothèses les plus économes, les plus parcimonieuses.

En d’autres termes, le problème avec les théories du complot n’est pas qu’elles parlent de complots. Le problème est que ce sont de mauvaises théories. À la suite de l’épistémologue Imre Lakatos, on peut parler à leur sujet de « programmes de recherche dégénératifs ». En effet, plus on éprouve une théorie du complot, plus on la pousse au bout de ses implications logiques, et plus on s’aperçoit qu’elle est beaucoup moins plausible que d’autres explications mises en concurrence avec elle.

Je vis au XXIe siècle, dans un monde qui a connu et le cartésianisme et la philosophie des Lumières, la remise en cause du religieux, l’émancipation de l’individu, alors pourquoi serais-je complotiste si je doute ?

En réalité, personne ne prétend cela, c’est le grand malentendu. Les seuls qui se plaignent de ce qu’on n’aurait « pas le droit de douter » sont les complotistes, leurs compagnons de route et leurs idiots utiles. Ce que leur objectent ceux qui, comme moi, critiquent les théories du complot, c’est qu’il ne faut pas confondre le doute et la suspicion, qui est une sorte de doute mal placé, orienté, fondé sur des préjugés illégitimes. Ce qui s’exprime à travers le complotisme, ce n’est pas l’expression d’un doute provisoire mais d’une certitude définitive, obstinée, maquillée en scepticisme. Il y a tout un discours de justification qui accompagne le complotisme et qui consiste à lui donner les atours de la pensée critique.

Ce que je prétends, c’est que cette posture de doute est une imposture. Au nom du « doute méthodique » cher à Descartes, les complotistes promeuvent en réalité une suspicion dogmatique. Prenons par exemple ce qui s’est passé lors de l’élection présidentielle américaine : pendant des semaines, les complotistes partisans de Trump expliquaient qu’il était sur le point de reprendre le contrôle de la situation, que l’assaut contre le Capitole était une mise en scène orchestrée par les antifas, de même que l’investiture de Joe Biden. Et surtout, qu’il fallait avoir confiance dans le « Plan » extraordinairement sophistiqué que Trump avait mis en place. Il suffisait d’attendre et d’avoir la foi. Le 4 mars dernier, encore, les plus irréductibles d’entre eux prévoyaient un retour de Donald Trump qui, finalement, a été repoussé au 20 mars. Toutes ces prophéties successives se sont violemment heurtées à la réalité. On ne voit pas très bien ce que tout cela a à voir avec l’exercice de l’esprit critique.

Lorsqu’on parle de complot, il y a une intention néfaste au départ, ou du moins préjudiciables à certains. Dans cette construction, celui qui complote sait qu’il ment ou qu’il est de mauvaise foi. À quel moment bascule-t-il et finit-il par y croire lui-même? À quel moment un négationniste qui, initialement, sert un projet politique qui est le sien, finit par croire à ses énoncés fallacieux? D’où vient cette croyance qui va si loin qu’on aille briser un tabou en attaquant, par exemple, le symbole de la République aux États-Unis, voire laisser sa vie au Capitole?

On bascule là dans l’analyse de la psychologie des foules. La foule, expliquait par exemple Gustave Le Bon, a une personnalité propre, distincte de l’addition des individus qui la composent. De sorte que les individus en foule sont conduits à commettre des actes qu’ils n’auraient jamais commis seuls, de leur propre initiative. Il y a à la fois la dilution de la responsabilité individuelle et cette conviction sur le moment de n’être que la partie d’un tout, plus grand que soi. Un certain nombre de comportements observés lors de l’assaut contre le Capitole doivent, je crois, être replacés dans ce cadre.

Maintenant, les théoriciens du complot croient-ils à leurs foutaises ? Il est probable que certains en arrivent à croire qu’ils y croient – ce qui revient au même. Pour d’autres, comme Faurisson, il apparaît assez nettement qu’il savait qu’il mentait. C’est d’ailleurs à cette conclusion qu’est parvenue la justice française en 2017 en reconnaissant qu’il n’était pas diffamatoire de le qualifier de « menteur professionnel », de « falsificateur » et de « faussaire de l’Histoire ». Il y a du reste une part de falsification irréductible dans le négationnisme : les négationnistes ne peuvent tout simplement pas être de bonne foi lorsqu’ils prétendent avoir mené des recherches rigoureuses et objectives. On peut évidemment se tromper. Mais lorsqu’on se trompe systématiquement, pendant des décennies, au détriment des uns – les Juifs – et en faveur des autres – les nazis –, on cesse d’être dans l’erreur commise de bonne foi. N’inversons pas le sens des causes et des effets. Faurisson ne devient pas antisémite parce qu’il est négationniste. Il devient négationniste parce qu’il est profondément travaillé par la passion antijuive. Le négationnisme n’est qu’un pis-aller, une continuation de l’antisémitisme par d’autres moyens, à une époque où il est devenu quasiment impossible d’assumer ouvertement son antisémitisme.

Comment passe-t-on d’un scepticisme somme toute compréhensible et vérifiable (le premier pas de l’homme sur la Lune en pleine guerre froide n’est-il pas une mise en scène?) à des élucubrations délirantes comme l’idée que des hommes-lézards se cachent parmi nous pour nous diriger ou que la Terre est plate?

On parle là de vision du monde, d’un imaginaire global marqué par l’idée générique qu’on nous ment. À chaque nouvelle théorie du complot à laquelle on adhère, on franchit un palier. On devient de plus en plus disponible à une prochaine théorie du complot, quelle qu’elle soit. Il y a une forme d’addiction au complotisme. D’autant que cette impression de comprendre les mystères du monde, cet eurêka, produit un plaisir cognitif, en plus de la réassurance narcissique qu’il procure. Tout d’un coup, le voile s’arrache et on voit clairement ce qu’auparavant on ne voyait pas. Tout fait sens. Et ce plaisir, comme tout plaisir, on a envie de le renouveler. Ainsi, personne ne devient platiste du jour au lendemain. Il faut passer préalablement par d’autres théories du complot qui vont préparer le terrain, c’est-à-dire nous conduire progressivement à accepter l’idée folle que tout est mensonge et que le complot est universel.

J’ajoute que, pour le complotiste, le complot est toujours permanent, en cours, en train de se faire. Prenons l’exemple du 11-Septembre : les tenants de la théorie du complot objectent que ceux qui ne remettent pas en cause la « version officielle » croient eux aussi à un complot puisqu’ils croient à un complot terroriste fomenté par Al-Qaïda. C’est vrai. Mais cette objection en appelle deux autres en retour. D’une part, croire que le 11-Septembre est un complot interne américain n’est pas une proposition symétrique à celle du complot djihadiste : en effet, la thèse du complot interne américain suppose l’organisation d’un complot d’une extraordinaire sophistication – non seulement un quadruple détournement d’avions mais aussi le maquillage de cette opération en attentat djihadiste. Surtout, ce premier complot qui porte sur l’événement lui-même, devrait fatalement se doubler d’une conspiration du silence active depuis bientôt vingt ans aujourd’hui. Autrement dit, la thèse du complot interne américain, en plus de ne reposer sur aucun commencement de début de preuve, suppose un complot permanent, actif, pour empêcher que la vérité n’éclate au grand jour. Dès lors que vous vous représentez le monde de cette manière, vous êtes portés naturellement à considérer qu’on doit pouvoir vous mentir sur une multitude d’autres sujets. Les argumentaires qui, en dépit de leur fragilité, vous ont convaincu dans le cas du 11-Septembre vous convaincront de l’existence d’autres complots imaginaires.

Comment explique-t-on cet essor du complotisme qui dépasse les frontières culturelles et géographiques dans la période qui est pourtant probablement la plus transparente de l’Histoire, où tout ou presque est public et vérifiable?

Il est possible que cela tienne à une sorte de paradoxe de la transparence justement. Le savoir, la connaissance, l’information n’ont jamais été aussi facilement accessibles et, en même temps, tout se passe comme si cela excitait une forme de soupçon permanent. C’est un vrai dilemme pour la démocratie parce qu’il n’y a pas de démocratie possible si l’on n’y aménage pas des poches d’opacité, ne serait-ce que parce que la démocratie moderne ne va pas sans le respect de la vie privée. Une société qui serait parfaitement transparente à elle-même relève du fantasme totalitaire.

Ensuite, je dirais que les sociétés postindustrielles modernes, de par leur complexité, sont de moins en moins lisibles et compréhensibles. Elles favorisent sûrement une forme de vertige et nourrissent une nostalgie de la simplicité. Or, la force des théories du complot est précisément de vous proposer une grille de lecture très manichéenne de la réalité. Malgré leur complexité apparente, elles désignent la source du mal et installent une dramaturgie très binaire faite de victimes et de bourreaux, de résistants et de collabos, d’éveillés et d’endormis.

Le complotisme est mondialisé. QAnon, qui est un phénomène directement lié à la vie politique américaine, a ainsi traversé l’Atlantique en 2020 de façon spectaculaire. La carte de ce complotisme mondialisé se superpose probablement à celle des connexions Internet.

Si l’on pense que les idées sont en grande partie déterminées par leurs conditions matérielles de transmission dans l’espace et dans le temps, alors on peut comprendre qu’on n’assisterait pas à ce développement du conspirationnisme sans le haut-débit et les réseaux sociaux. Si Gutenberg n’invente pas l’imprimerie, il n’y a pas de Réforme. Si YouTube n’avait pas été inventé, on n’assisterait pas à l’émergence du platisme. Le triptyque haut-débit/smartphones/réseaux sociaux constitue une configuration techno-médiatique singulière qui donne une chance historique au complotisme, en démultipliant ses sources de diffusion, en permettant la constitution rapide de minorités actives et en avantageant algorithmiquement ce genre de contenus. C’est ainsi que l’on peut comprendre pourquoi ce très vieux phénomène, qui accompagne l’histoire de l’humanité, se trouve revitalisé par Internet.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan

Voir l’Observatoire du conspirationnisme
www.conspiracywatch.info