Convocation d’automne. C’est ainsi qu’il faut vivre la suite des grandes fêtes du premier mois de l’année juive, Tishri, en commençant par Rosh haShana et Yom Kippour et en culminant avec Souccot. Étrange célébration que celle-ci, l’ainsi nommée « fête des cabanes » tant le fragile édifice qui la caractérise en est un lieu majeur. De fait, elle est, pour la loi juive, le lieu de toute activité, plus, de toute vie, pendant la semaine de fête. Souvenir du long voyage dans le désert des Hébreux sortis d’Égypte, elle incarne les « nuées de gloire » qui entourèrent et protégèrent le camp pendant cette période de quarante années, jusqu’à l’entrée sur la terre promise par D-ieu à Son peuple. Elle constitue, de la même façon, une sorte de sanctuaire, éternel et indestructible en dépit – ou peut-être du fait – de sa fragilité visible. Une lumière spirituelle infinie y apparaît, relèvent les textes kabbalistiques qui dénomment ce degré Makifim deBina, comme un éclairement venu de l’essence Divine enveloppant celui qui s’y trouve à l’instar de la soucca elle-même. Autant dire que s’y trouver, même pour un court moment, n’est jamais un acte simple.
Une telle prise de conscience est d’autant plus urgente lorsqu’on se réfère à l’enseignement du Zohar selon lequel des « invités » s’y présentent chaque jour. Ce sont, dit-il, les « bergers d’Israël », ceux qui en furent, chacun en son temps, le guide et l’âme: depuis Abraham, Isaac, Jacob jusqu’à Moïse et au roi David. Dans la tradition hassidique, au côté de ceux cités, d’autres sont également présents soir après soir: le Baal Chem Tov, fondateur du hassidisme, son successeur, le Maguid de Mezeritch etc.
L’événement spirituel est décrit avec précision. Dans les deux cas, ce sont tous ces personnages qui viennent dans la soucca. Certes, dans les nombreuses communautés qui ont coutume de prononcer des paroles rituelles de bienvenue à destination du personnage du jour, un seul est cité à chaque fois: le premier jour, Abraham, le second, Isaac etc. Cependant, cela ne signifie pas que celui-là seul est là. Simplement, il est l’invité principal du jour et lui apporte sa coloration particulière tandis que les autres le suivent. C’est dire que, si la portée spirituelle de cette présence constitue une dimension globale supplémentaire de la fête de Souccot, l’invité du jour y ajoute un élément porteur de puissance et d’enseignement. Et, puisque deux « invités » partagent chaque jour cette prééminence, celui du Zohar et celui de la tradition hassidique, il est clair qu’ils possèdent un point commun qui sous-tend cette présence conjointe.
Laissons donc la fête de Souccot commencer. Laissons-la prendre son envol en son premier jour, éclat de joie après la solennité qui avait prévalu jusque-là. Deuxième soir de fête: c’est au tour d’Isaac et de son correspondant hassidique, le Maguid de Mezeritch, de conduire les « invités » dans chaque soucca.
Isaac : deuxième des patriarches et si différent de son père Abraham, invité de la veille. Celui-ci incarnait la bonté; il fut celui qui voyagea constamment, quittant même la terre de Canaan où D-ieu l’avait conduit. Isaac est l’homme qui fut presque sacrifié, sauvé in extremis par l’intervention Divine et remplacé par un bélier sur l’autel. En cet instant, il s’éleva vers le spirituel de manière absolue. De ce jour il est considéré comme « une offrande parfaite » et ne doit plus quitter, lui, la terre sainte.
Plus encore, il a été relevé qu’il succède à son père Abraham, l’homme tout de bonté, d’amour et de largesse; le verset ne le désigne-t-il pas sous l’appellation « Abraham, celui qui m’aime »? Cependant, il est l’homme de la rigueur, de la crainte révérencielle du Divin, ce mouvement de l’âme qui s’adresse à soi-même plus qu’aux autres, qui implique une manière de resserrement sur soi pour un effort d’élévation, comme une tension vers le haut; à son sujet, le verset désigne « la crainte d’Isaac ». De façon évidente, cette crainte n’est pas de la peur, pas plus que le resserrement n’est une expression d’égoïsme. Il s’agit d’une dimension du service de D-ieu qui doit compléter la précédente pour assurer la pérennité de l’ensemble. Abraham était comparé à l’eau qui descend jusqu’au plus bas, lui est comparé au feu qui constamment s’élève. En d’autres termes, Isaac est l’homme du retour sur soi qui apporte aux autres ce qu’il incarne dans la perfection.
Le Maguid de Mezeritch: il succède au Baal Chem Tov et continue son œuvre. Comme Isaac, il est le deuxième. Comme lui, alors que son prédécesseur se déplaça beaucoup, allant à la rencontre de tous, il resta dans sa ville, Mezeritch, et consolida l’œuvre accomplie. L’opposition – certes apparente – entre ces deux premiers maîtres du hassidisme est éclatante: le Baal Chem Tov va vers chacun et délivre un enseignement adapté au degré de connaissance et de conscience de son interlocuteur. Le Maguid enseigne à tous et il élève ainsi à lui. Par son action, il structure, organise et donne sens à l’avenir. Dans ce sens, le Baal Chem Tov était l’homme de l’élan, le Maguid est celui du retour, là encore, comme les deux palpitations complémentaires et successivement nécessaires.
Entre ces deux invités concomitants de la soucca, il y a donc bien une parenté spirituelle manifeste tant ils ne sont pas que des personnages historiques mais aussi des archétypes. C’est, du reste, à ce titre, qu’ils sont accueillis lors de la fête. Un unique verset biblique leur est appliqué par les commentateurs qui entreprennent de décrypter leur personnalité: « Ne délaisse pas ton endroit. » En première lecture, la phrase fait référence au fait que ni Isaac ni le Maguid de Mezeritch ne quittèrent leur lieu de résidence. Plus profondément, en gardant à l’esprit que tous les événements matériels ne sont que la face visible d’événements spirituels, les mots cités entendent relever qu’il existe un temps incompressible pour le monde extérieur mais aussi un temps essentiel pour soi. Et que personne ne peut y renoncer sous peine de se perdre et ainsi détruire l’œuvre commencée.
Quel double message! En notre époque où l’extériorité et l’intériorité sont présentées comme deux pôles irréconciliables voire comme des antithèses, où l’on est souvent enjoint de choisir l’un ou l’autre, la fête de Souccot et ses visiteurs rappellent une réalité éternelle: la vie est plus complexe qu’il n’y paraît et les dons de l’homme plus divers qu’on l’imagine. Cela résonne comme une invitation à vivre pleinement, pendant toute l’année.