Pourquoi avoir travaillé à une nouvelle interprétation du texte de la Genèse ? En quoi ce texte vous attire-t-il ?
J’ai à la fois travaillé à une nouvelle interprétation de la Genèse et à une nouvelle traduction. Un travail de traduction dont on peut repérer quelques signes annonciateurs, si je peux dire, avec la traduction du Livre de Jonas que j’avais faite en collaboration avec feu Anne Dufourmantelle pour la Bible des écrivains en 2000 chez Bayard et une introduction à la réédition de la traduction de Samuel Cahen parue aux Belles lettres en 1994. Je peux citer aussi la retraduction du Livre de Ruth dans la Bible en Français Courant dont vient de sortir la nouvelle édition, et mes commentaires du Cantique de Cantiques chez Diane de Selliers en 2016.
Mais je voudrais dire que tout le travail que je mène depuis maintenant une trentaine d’années est à la fois philosophique et ancré dans une recherche concernant la traduction. Une forme d’hébraïté fondamentale si l’on se souvient que l’hébreu est « le passeur » d’une rive à l’autre qui, en hébreu, signifie aussi d’une langue à l’autre, misafa le safa pour reprendre le titre d’un beau film de Nurith Aviv!
La Genèse c’est un peu l’Everest du traducteur ! Tant de fois traduite et tant de fois traduite différemment! J’ai voulu trouver autre chose. Une nouvelle voie comme disent les alpinistes. Des mots et des idées qui n’avaient jamais été formulés. Des mots oubliés aussi! Je suis parvenu à traduire deux mots du premier verset de la Genèse qui n’ont jamais été traduits pendant plus de deux mille ans et qui, au nom d’une règle de grammaire, ont disparu des radars des traducteurs; et pourtant qui sont peut-être la quintessence de ce verset qui ne raconte pas la Création du monde telle qu’elle a eu lieu mais un récit de la Création. Lire la Genèse c’est entrer en littérature !
Et puis il y a de nombreuses questions sur l’auteur ou les auteurs de ces textes qui m’ont beau- coup questionné. Qui a écrit ce texte ? Comment ? Pourquoi ? À quelle époque ? Et j’ai compris que les enjeux étaient à la fois politiques, théologiques, métaphysiques, pédagogiques, poétiques. Et a surgi devant moi la figure d’Ezra le scribe qui m’a accompagné tout le long de mon travail sur ce premier tome qui se concentre particulièrement sur les onze premiers chapitres de la Genèse. Le cycle babylonien. Ce que je nomme La Genèse de la Genèse. Il était intéressant de se demander comme le fait Rashi: « Pourquoi commencer par ces chapitres alors que l’on aurait bien pu commencer au chapitre 12 de l’Exode qui concerne les lois de l’organisation du temps et du calendrier ? » Il semble que la Torah tenait absolument à ancrer son histoire dans l’histoire mésopotamienne en reprenant tous ses grands mythes, quitte à faire rupture au chapitre 12 avec le Lekh lekha adressé à Abraham !
Il y a aussi sans doute des raisons plus personnelles à l’origine de cette passion pour la traduction. Le fait de grandir dans une famille avec un père rabbin et une mère professeur d’anglais et des grands-parents d’origine à la fois marocaine, luxembourgeoise et alsacienne, m’a inscrit dans un entre-deux langues permanent où ont dansé l’hébreu, l’allemand, l’anglais, le yiddish, le français, le judéo-alsacien, l’arabe et le judéo-marocain. Un véritable feu d’artifice linguistique qui est un bonheur pour toute la vie !
Comment avez-vous choisi d’illustrer votre interprétation par l’abstraction de grands peintres ? Quel dialogue se noue entre le texte, votre traduction, votre commentaire et ces œuvres d’art ?
Le choix initial de l’éditrice était la Renaissance européenne du Nord. Mais très vite cette nouvelle traduction appelait autre chose, du hidoush, une vision nouvelle. L’abstraction s’est imposée et j’ai très vite compris que cela n’était pas une rencontre fortuite mais une rencontre métaphysique, artistique et poétique.
Car ce texte de la Genèse est nouveau dans sa production quand il fut écrit au Vesiècle avant notre ère non seulement au niveau de son contenu mais aussi de sa forme dans la mesure où son ou ses auteurs choisirent un nouveau caractère pour le transcrire. Ils abandonnèrent l’écriture hébraïque pour adopter, je dis « créer », une écriture qui va passer à la postérité sous le nom d’écriture assyrienne, ktav ashouri, qui est l’écriture carrée que nous connaissons aujourd’hui. Écriture fondée sur trois formes mères que sont le point, la ligne et le plan selon tous les commentateurs de la tradition. Ce qui me mit la « puce à l’oreille » si je puis dire, dans la mesure où l’un des ouvrages de Kandinsky s’intitule précisément Point, ligne, plan ou Point, ligne sur plan.
Une relecture précise de Kandinsky me permit de découvrir l’une des significations de l’abstraction qui ne s’op- pose pas à la figuration mais à « l’image immédiate ». Simple et révolutionnaire, l’abstraction pour Kandinsky est « le fait de s’abstraire de la pulsion de l’immédiateté de la compréhension d’une image », selon la formulation que j’en propose. Ce qui est aussi valable pour une musique ou un texte. « Le personnage principal de la peinture est le temps » ! Le temps nécessaire pour celui qui regarde, lit ou écoute, pour entrer dans la dynamique de l’interprétation, couplé au temps nécessaire offert par l’artiste qui introduit dans ses œuvres des suites infinies de détails imperceptibles et cryptiques afin de rendre impossible une immédiateté de la compréhension de l’œuvre, qui exige dès lors toujours un long temps pour être approchée « artistiquement ». Je compris que cette nouvelle traduction que je proposais, avec ses notes et ses commentaires, transformait ce texte en œuvre abstraite qu’il s’agissait de dévoiler, de déployer en une temporalité herméneutique seule véritable temps humain qui construit les hommes au plus juste et au plus profond de leur humanité.
Indépendamment de la question de l’abstraction, j’ai voulu dans ce livre où le texte fait face aux œuvres que, comme le dit Roland Barthes, le lisible et le visible se nourrissent mutuellement et dialectiquement. La relation au visible de l’image nourrit en effet la réflexion sur le lisible de l’écriture et inversement en proposant un débordement de la signification vers la « signifiance », de l’image vers l’imaginaire 1. Surplus de sens sur le sens donné: transcendance !
Quel est selon vous le mot le plus important du texte de la Genèse et pourquoi ?
Il n’y a pas de mot plus important car ce texte est construit comme un jeu avec un plateau et différentes pièces toutes nécessaires pour pouvoir jouer. Ce ne sont pas les mots qui sont importants mais les règles du jeu qui permettent de nouvelles lectures et de nouvelles parties en nombre infini.
Cependant j’ai un faible pour le mot Téva que l’on traduit par « arche » dans l’épisode de Noé mais qui signifie aussi, selon un commentaire du Baal Chem Tov que je rapporte, le « mot ». C’est en entrant dans un mot à la me- sure d’une langue que le monde fut sauvé une fois et pourra sans doute encore être sauvé. L’avenir de notre monde passe sans doute encore et toujours par la poésie! Hölderlin n’a-t-il pas écrit ce beau vers « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Ce que je rattache à cette émouvante mais très parlante anecdote des temps plus modernes:
« Quand Frankétienne, l’immense écrivain et dramaturge haïtien, figure emblématique de la culture de l’île inscrit depuis plusieurs années sur la liste des Prix Nobel putatifs, apparut à sa fenêtre quelques heures après le tragique tremblement de terre du 12 janvier 2010, ce fut une ovation. Ses voisins de Delmas, ce quartier populeux de Port-au-Prince dans lequel l’écrivain vit, depuis plus de trente ans, retranché derrière ses hauts murs en « solitaire solidaire », comme il le dit lui-même, saluèrent son apparition comme un don du ciel dans l’enfer des corps écrasés, des maisons affaissées et des monceaux de gravats jonchant la rue. L’information se répandit comme une traînée de poudre: « Le poète est vivant ! Le poète est vivant ! » 2
1. Voir Guillaume Cassegrain, Roland Barthes ou l’image advenue, Paris, Hazan, 2015.
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2. Thierry Leclère dans le Télérama du mois de mai 2010.
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