Parfois l’élémentaire, l’incontestable, la vérité d’Évangile vient se heurter, lors de circonstances particulières à un mur d’incompréhension et idéologique. Ce fut le cas lors du procès Papon où l’ensemble des avocats des parties civiles soutenait que l’ancien secrétaire général de la préfecture régionale de Bordeaux en charge des questions juives méritait, pour avoir participé sur ordre des autorités allemandes d’occupation et sur instruction de sa hiérarchie à l’arrestation et au transfert de mille six cents Juifs du camp de Mérignac à Drancy, la peine maximale c’est-à-dire la perpétuité.
Cette participation de Papon à l’arrestation des familles juives étrangères et aussi françaises était qualifiable en droit de complicité de crime contre l’humanité. Et en droit français le complice encourt la même peine que l’auteur principal. Le doyen Carbonnier disait que « le complice est cousu dans le même sac que l’auteur principal », c’est-à-dire qu’il lui emprunte sa criminalité et donc sa sanction. Il était donc logique pour certains que, si Papon était complice, il méritait d’être condamné à la peine la plus lourde. Mais cette logique oubliait que la justice n’est pas mathématique et qu’il faut se pencher sur les responsabilités d’un homme avant de déterminer sa peine.
En 1981 un notable de la communauté juive avait appelé Serge [Klarsfeld] : « Que peut-on faire pour mon ami Papon ? »
Serge avait répondu qu’une lettre de regret dans laquelle il condamnait sans complaisance ses actes et reconnaissait quelles avaient été leurs tragiques conséquences aurait été suffisante pour que de son côté il n’engage pas de poursuites.
Mais Papon a préféré, comme tous les autres criminels poursuivis pour crime contre l’humanité, soutenir qu’il était innocent et, comme les autres, dire : « Si c’est à refaire je le referais ». Dans cette phrase se mêlait l’insulte à la mémoire des enfants, des déportés, de leurs familles, une macabre leçon pour les jeunes générations, de l’opprobre pour les futures, une infamie pour la France et quel enseignement pour l’Histoire !
Papon devait aller en jugement. Par égoïsme et méchanceté il l’avait de lui- même choisi.
Méritait-il la peine la plus lourde car accusé de complicité avec le crime le plus significatif du Code pénal ? Si le crime contre l’humanité est une pyramide de responsabilité, doit-on condamner sa base comme on condamne son sommet ? Le même châtiment doit-il s’abattre sur tous, la triade Pétain, Laval Bousquet, comme le commissaire, l’inspecteur et le gendarme ? Une peine maximale existant, fallait-il l’appliquer sans considération pour l’accusé, son état d’âme et ses explications Pourquoi l’avoir dans le box et refuser de le voir ?
Pour les avocats des parties civiles, un veston de Papon était de la même étoffe que l’uniforme de la Gestapo, la signature du secrétaire général de Bordeaux valait celle du secrétaire général pour la police. Bousquet, Heydrich ou Kaltenbrunner en savaient autant sur le sort des Juifs déportés que le numéro deux de la préfecture de la Gironde et la même volonté criminelle animait Touvier et Papon.
Ne comprenaient-ils pas qu’en ajoutant au crime ils diminuaient son ampleur et qu’ils allaient conduire le jury à acquitter Papon ? Je crois malheureusement que certains le comprenaient et préféraient pester sur la France de 1998 qui aurait acquitté Papon plutôt que de se réjouir de voir cette France le condamner à une peine équitable.
Papon n’avait jamais pris d’initiatives antijuives, il n’avait pas témoigné d’antisémitisme, Papon était le subordonné de son préfet, tous les préfets de zone libre et de zone occupée à qui leur hiérarchie avait demandé d’arrêté des Juifs avaient obéi, la préfecture de Papon était en zone occupée.
C’est pourquoi j’ai dit à la conclusion de ma plaidoirie que :
« Condamner Maurice Papon à perpétuité ne tiendrait pas compte des responsabilités historiques et ne serait pas équitable » tout en ajoutant que « la condamnation de Maurice Papon est indispensable. pour les familles juives qui avaient été victimes, indispensable pour la mémoire du peuple français qui, a su réagir lorsqu’il comprit que les familles juives arrêtées étaient convoyées vers la mort; indispensable pour ceux qui à l’instar de Maurice Papon auraient pu mais ont choisi de ne pas faire carrière; indispensable pour demain et les futures générations pour condamner une administration prête à apporter son concours à l’ignominieux du moment qu’on est couvert… Indispensable enfin pour donner à l’administration une âme, pour lui donner une conscience. Les Fils et Filles des Déportés et les familles des enfants que je représente : Rachel et Nelly Stopnicki, Jacques et Jacqueline Jünger, Jacqueline Grunberg, Henri et Jeanine Leninski, Jeannette, Maurice, Simon et Léon Griffa ; André et Arlette Stagner qui m’ont accompagné pendant toute la durée de ce procès vous font confiance, Mesdames et Messieurs les Jurés pour que vous condamniez Maurice Papon à la peine qui vous semblera équitable; elle deviendra une peine exemplaire, le verdict du peuple français. »