KOL NIDRÉ: La joie sans rire

Je redoute Kippour. Je redoute ce jour sans manger ni boire, qui commence avant la nuit et finit après la nuit, un jour que l’on doit passer principalement à la synagogue, debout la plupart du temps « comme des anges », à s’asseoir et se lever, psalmodier, chanter, des heures durant, des heures et des heures qui font passer le jeûne, toute la journée à la synagogue, des mots et des prières, des prières et des mots, jusqu’à six heures d’affilée, avant d’enchaîner sur la prochaine. On ne les appelle pas yamim noraim, « jours redoutables » pour rien, ces jours de Tishri. Jours où selon la tradition juive, les portes du ciel s’ouvrent, où le livre s’ouvre, où le sort de chacun est scellé.
Ce jour où l’on est soumis aux prohibitions des endeuillés, ne pas se laver, ne pas mettre de déodorant, ne pas porter de cuir, ne pas s’adonner à des relations sexuelles, ne pas manger ni boire… Certains pratiquent même le taanit hadibour, le jeûne de la parole.
À Kippour on se diminue, jusqu’à ne garder qu’un fil, ce fil qui nous tient debout, vêtus de blanc comme pour la naissance, comme pour le mariage, comme pour la mort, couleur de la pureté, couleur du rien et du tout, couleur des passages…
Tout cela pour, comme le dit le verset (Vayikra 16:31), « affliger nos âmes » en vue de notre Kapara – notre « expiation » pour le traduire vite. Le nom de Kippour porte son essence. Il appelle, pour le Lévitique, à la purification par l’expiation (Vayikra 16:30).
Et pourtant…
[…] Et pourtant on l’appelle shabbat shabbaton, le shabbat des shabbats. Mais comment peut-on décrire Kippour comme la quintessence du shabbat, alors qu’il demande l’inverse? À shabbat, le oneg, le plaisir des sens, les vins et les mets, le sexe… à Kippour le inui, l’affliction, la rétractation des sens, le refus de tout acte source de vie… Comment, de ces deux jours opposés, l’un peut-il être l’über de l’autre?
Ce paradoxe n’est pas le seul, puisque Kippour est aussi le miroir inversé d’une autre « fête », qui le contemple depuis l’autre côté de l’année : Pourim. Selon le Ari Zal, il ne faut pas prononcer yom ha kippourim, le jour des expiations, mais yom ké pourim, le jour « comme Pourim ». Pourim, le carnaval juif qui célèbre, grâce à la ruse de la reine Esther, un « retournement » du sort: la victoire des juifs sur un vice-roi envieux qui voulait les anéantir. On le fête comme l’histoire qu’il commémore: sur fonds de banquets, d’ivresse, de bouffonneries et de rire. Il y a du rire, à Pourim. On (se) tourne en dérision; on joue des travestissements; on exulte de la victoire; surtout, on s’enivre…

La joie de Pourim est le miroir inversé de la joie de Kippour

Mais est-on dans la « joie » pour autant ? Quelle « joie », que celle d’échapper à un génocide, quelle joie, que l’exultation de trois jours de tue- rie vengeresse ? On le dit pourtant, layehudim haita ora ve simha, « pour les juifs il y aura la lumière, la joie » (Esther 8:16). La « joie », certes; mais une joie sombre. Une joie de surface. C’est peut-être pour cela qu’elle est si visible. Une joie « ob-scène », sur le devant de la scène. Cette joie, c’est la joie du carnaval, où les bouffonneries sont là pour masquer un instant les cruautés du monde. En cela la joie de Pourim est le miroir inversé de la joie de Kippour.

Pourim, est un jour de rire sans joie. Kippour, un jour de joie sans rire. Car si l’on ne rit pas, à Kippour, on y trouve une joie profonde. La joie tranquille, calme, du soulage- ment. La gratitude d’être vivant, que l’on sentira encore plus après, à la première gorgée d’eau. La joie, nous dit le Talmud (traité Taanit 30b), de se savoir pardonnés.
C’est peut-être pour cela que s’il est un rendez-vous annuel pour tous les juifs, même les plus éloignés, s’il est un jour qui les trouve tous à la synagogue, c’est bien Kippour. Pas Pessah, la fête de la libération; pas Shavouot, le don de la Torah… C’est pour ce jour-là qu’ils reviennent. Ce jour d’introspection intime, tous ensemble. Le jour le plus difficile, le plus long, le plus fastidieux… Et pourtant, celui auquel les juifs les plus « désaffiliés » comme on les appelle, ont choisi d’être fidèles. Presque malgré eux.

Ceux qu’on appelle parfois, avec à tort une pointe de reproche, les « juifs de Kippour », ceux qui se souviennent du chemin de la synagogue une fois par an, pour le Kol Nidré, pour la Neïla, peut-être même juste pour le shofar de la fin, je crois que, même sans le savoir, c’est pour elle qu’ils viennent. Pas pour leur mère ou leur grand-mère; pas pour leur femme ou leur fille; pas pour leur culpabilité; pas pour la peur de ne pas être « inscrits dans le livre de la vie ». Mais pour elle, la joie discrète de Kippour. La joie du pardon. La joie d’être lavé de son passé, purifié de ses erreurs. La joie tranquille de se voir allégé, libéré du poids de son parcours, lorsque les compteurs sont remis à zéro et que l’on peut tout recommencer.
Cette joie qu’ils viennent toucher, même à leur insu, c’est une joie qui n’a pas besoin d’extériorité. Une joie qui n’a pas besoin de tapage comme celle, bruyante et ambiguë de Pourim – une joie qui n’a même pas besoin de se dire. La joie profonde de celui qui a dépassé les épreuves d’une journée, d’une année, et qui en ressort comme un nouveau-né.
Cette joie, c’est celle d’une Goliarda Sapienza dans les dernières des quelque six cents pages de son roman (presque auto) biographique, L’art de la joie. Elle y décrit la vieille femme qu’elle est devenue, lorsqu’elle avance lentement dans l’eau transparente d’un bleu profond de l’Adriatique, ciel contre mer, et elle juste entre, qui se met à nager nue, qui se retourne contre le ciel, et qui fait « Un ». Cette joie, elle ne l’a trouvée qu’après avoir dépassé les morts, les trahisons, les passions, les détresses, les violences, les fins et les débuts. C’est la sérénité de celui qui a appris à construire son bonheur; de celui qui a compris l’« art de la joie ».

C’est cet art auquel nous invite le shabbat, chaque semaine, dans la cessation de toute activité mondaine. Et c’est cette joie dont on retrouve la quintessence le jour de Kippour, dans la cessation ultime qui nous rapproche, chacun, de notre essence. Elle est palpable à Jérusalem lorsque retentit sur la ville la sirène du crépuscule qui annonce le début du grand pardon ; lorsque sous le ciel bleu du lendemain on voit les familles et les couples, les amis et les enfants, déambuler tranquillement par petits groupes, vêtus de blanc, tandis que les vélos glissent libres sur la ville silencieuse.