D’ordinaire, on considère les interdits alimentaires comme des décrets divins que le fidèle s’attache à observer par crainte du Ciel. Mais ce faisant, on risque de s’empêcher d’en interroger les significations. C’est ainsi que les prescriptions mosaïques tendent à devenir formellement similaires aux divers tabous qui régissent l’alimentation dans les sociétés traditionnelles. Certes, à s’en tenir à une approche exclusivement religieuse, ou plus exactement fidéiste, la différence entre les prescriptions mosaïques et les tabous des sociétés traditionnelles réside dans leur origine : les premières procèdent de la révélation monothéiste, les secondes de mythologies exotiques. Mais tandis que l’anthropologue reconnaîtra là une approche ethnocentriste de la question, le talmudiste observera pour sa part que si les maîtres de la Guemara, à distance de tout dogmatisme, n’ont cessé de discuter le contenu de ces prescriptions, et de se contredire à leur sujet, c’est parce que le rite véhicule une pensée qu’il s’agit de mettre au jour. Et je soutiendrais volontiers que les significations véhiculées par les rites du judaïsme sont révolutionnaires.
Le mot « révolutionnaire » est lourdement chargé, si bien qu’il peut susciter des résistances bien compréhensibles. Afin de les dissiper, précisons d’emblée que nous n’entendons pas ici la notion de « révolution » au sens d’un renversement du pouvoir étatique, mais en un sens beaucoup plus fondamental, celui de révolution anthropologique.
Si on parle par exemple de « révolution française » pour qualifier le renversement d’un régime politique et social fondé sur la distinction entre « nobles » et « roturiers », on parle également de « révolution néolithique » pour décrire le passage d’une société fondée sur la cueillette et la chasse à une société fondée sur la production des moyens de subsistance (agriculture et élevage). La notion de « révolution », appliquée aux significations véhiculées par les rites du judaïsme, se distinguerait de ces deux usages, mais elle aurait en commun avec eux de désigner une rupture et une altérité radicales, signalant ainsi l’avènement d’un nouvel horizon, au sens suggéré par la notion sans doute la plus fondamentale du judaïsme : la « sortie d’Égypte ».
C’est à cette idée de « révolution anthropologique » que nous voudrions introduire en proposant quelques réflexions élémentaires sur les prescriptions mosaïques en matière d’alimentation carnée.
La Bible hébraïque distingue deux sortes d’animalité : l’une est pure, l’autre est impure. Or seule la chair d’un animal pur est consommable. La distinction entre le pur et l’impur traverse les trois ordres de l’animalité distingués en Genèse 1 : aquatique, céleste, terrestre.
Commençons par les oiseaux : la distinction entre l’impur et le pur y recouvre dans une certaine mesure la distinction entre le prédateur et la proie, puisque les rapaces sont impurs, tandis que la colombe est pure. Aux rapaces s’ajoutent les oiseaux charognards (ou nécrophages). En ce qui concerne les animaux aquatiques, la pureté de l’animal dépend de la conjonction de deux caractéristiques : nageoires et écailles. Un animal marin ne possédant pas nageoires et écailles est impur. Reste, si nous laissons de côté tout ce qui fourmille – impur pour l’essentiel -, le mammifère terrestre, dont la pureté dépend également de la conjonction de deux caractéristiques : être un ruminant et avoir les sabots fendus. Le porc, s’il a les sabots fendus, n’est pas un ruminant, de même le chameau, ou le cheval, s’ils sont des ruminants, n’ont pas les sabots fendus ; les uns et les autres sont donc impurs, étant dépourvus de l’un des deux caractères distinctifs.
De fait, être ruminant et doté de sabots sont deux caractéristiques qui distinguent la proie de son prédateur. Par ailleurs, la conceptualité de ces deux caractéristiques est immédiatement repérable : la première concerne la manducation, ou la « dent » (en hébreu talmudique : shen) ; la seconde concerne la marche, ou le « pied » (en hébreu talmudique : reguel).
Pour ce qui est de la « dent », l’animal ruminant a constitué un rapport d’adéquation entre son appareil digestif et le végétal, à la différence notable de l’animal carnivore et de la catégorie intermédiaire : l’animal omnivore. Pour ce qui est du « pied », il est doté de griffes dans le cas du prédateur qui doit non seulement courir mais se saisir de sa proie, laquelle, en revanche, doit exclusivement courir afin d’échapper à son prédateur. Le prédateur est donc pourvu de griffes, et d’incisives, tandis que sa proie est pourvue de sabots, et rumine.
La distinction entre le prédateur et la proie serait ainsi constitutive (à un premier niveau d’appréhension, semble-t-il fondamental) de la distinction entre l’impur et le pur, au moins dans l’ordre des animaux terrestres. Car l’ordre marin paraît procéder d’une autre logique. La raison pourrait en être la suivante : pour que la distinction entre le prédateur et la proie soit constitutive, il faut avoir quitté l’eau. Un poisson doté de nageoires et d’écailles est pur même s’il est prédateur, car dans l’eau il n’y a pas de mise à mort au sens où il y a mise à mort en dehors de l’eau, la vie n’ayant pas le même corps dans l’eau ou sur terre (les airs constituant un stade intermédiaire). Ainsi le fœtus humain, tant qu’il vit dans le liquide intra-utérin, est considéré par le Talmud comme un membre du corps de sa mère, si bien que s’il met en danger la vie de sa mère on peut le découper et le sortir. Ce n’est alors pas un crime, c’est un devoir. En revanche, s’il a sorti la tête de l’eau, il est une existence à part entière, absolue, et la vie de sa mère ne vaut alors pas davantage que la sienne. À partir de cet enseignement du Talmud, on peut déduire qu’un poisson prédateur n’est pas comme un autre animal prédateur. Dans l’eau, toute jouissance serait pureté, sans interdit ni excrément, sous condition toutefois de ne pas commencer de sortir la tête, autrement dit sous condition de ne pas avoir laissé par-devers soi nageoires ou écailles. Un poisson sans écailles signalerait en effet une distance prise par rapport à l’univers aquatique, de même qu’un poisson sans nageoires signalerait un devenir-reptile du poisson.
Reste cependant la poule qui est un animal omnivore, puisqu’elle se nourrit non seulement de graines mais également d’insectes ou de vers, et qui pourtant est kasher. L’idée semble donc être la suivante : à mesure que l’animal habite la terre ferme, sa pureté réside dans le fait de s’être affranchi du règne primordial de la prédation.
Dans le cas d’un animal terrestre, être ruminant et doté de sabots, c’est donc être une proie. Mais encore faut-il avoir les sabots fendus pour être pur. Le sabot fendu du bœuf, du bélier ou du bouc les distingue du chameau, du cheval ou de l’âne, qui eux ne l’ont pas fendu et pour cette raison servent à l’homme de monture. On sait que la monture est un trait distinctif du guerrier. L’animal doté de sabots fendus, lui, ne sert qu’à labourer : il accompagne l’homme dans son labeur, non dans ses razzias. Il est par conséquent impropre à servir l’accumulation primitive du capital, et ce pourrait être là, en dernière analyse, le signe de sa pureté : « Dans les annales de l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale, qui l’a toujours emporté. Dans les manuels béats de l’économie politique, c’est l’idylle au contraire qui a de tout temps régné. À leur dire il n’y eut jamais, l’année courante exceptée, d’autres moyens d’enrichissement que le travail et le droit. En fait, les méthodes de l’accumulation primitive sont tout ce qu’on voudra, hormis matière à idylle »
(Karl Marx, Le Capital, Livre I, VIIIe section, chapitre XXVI : « Le secret de l’accumulation primitive »).
Il ne suffit cependant pas que l’animal soit ruminant et doté de sabots fendus pour que sa chair soit pure et donc consommable, il faut encore qu’il ait été abattu rituellement, ce qui suppose de trancher l’œsophage et la trachée-artère de l’animal (après avoir béni le Tétragramme). Si la mort est advenue d’une autre manière, la chair de l’animal est impure bien que l’animal soit pur. Trancher d’un seul geste, sans les déchirer, l’œsophage et la trachée-artère exige de maîtriser l’animal lorsqu’on lui donne la mort. Cela exclut l’acte du prédateur comme celui du charognard. Bref, cela exclut une mise à mort animale de l’animalité.
Dans les Évangiles, Jésus enseigne que ce qui rend pur et impur ne dépend pas de ce qui entre dans la bouche, mais de ce qui en sort (Mathieu, 15,11). Autrement dit, peu importe ce que vous mangez, puisqu’on vous jugera sur ce que vous dites. Que dire de cet enseignement évangélique ?
Manger, parler, embrasser : ce sont les trois fonctions d’une bouche d’homme. Et seule la première identifie l’homme à l’animal, dont la gueule mange également mais ne parle ni n’embrasse. Il faut donc donner forme humaine à l’acte de manger, répondrait Moïse à Jésus. Dans La phénoménologie de l’esprit de Hegel, on lit : « Les caractères distinctifs des animaux, par exemple, sont empruntés aux griffes et aux dents ; car, de fait, la connaissance ne fait pas que distinguer par elles un animal d’un autre ; mais l’animal s’en sert lui-même pour se détacher ; c’est grâce à ces armes qu’il se conserve pour soi, et ce, séparément de l’universel. »
Si on interprète les prescriptions alimentaires de Moïse à la lumière de l’observation de Hegel, leur enseignement pourrait être le suivant : l’animalité se conserve pour soi séparément de l’universel, parce que sa classification constitutive, par dents et griffes, atteste que la force animale se divise principalement en proies et prédateurs et que cette division est le moteur de son développement, ce que Marx appellera, au sujet des forces sociales, la lutte de classes. Et à cette lumière, donner forme humaine à l’acte de manger, cela reviendrait à s’affranchir d’une logique mondaine fondée sur la violence, le rapt et la rapine.
Le judaïsme serait donc pleinement révolutionnaire, au sens où l’entendait Marx qui n’avait pas en vue un changement de régime politique mais une révolution sociale de même ampleur que la révolution néolithique, si ce n’est que l’acte révolutionnaire juif, parce qu’il est essentiellement anthropologique, ne se réalise pas dans l’émeute, ou la révolte, mais dans la kashrout : élaboration théorique et pratique d’une mise en forme de l’acte de manger qui soit le véhicule d’une humanisation des rapports sociaux.
Ivan Segré est notamment l’auteur de
• Le Manteau de Spinoza. Pour une éthique hors la Loi, La Fabrique, 2014, 14 €
• Judaïsme et Révolution, La Fabrique, 2014, 14 €
• Misère de l’antisionisme, Éditions de l’éclat, 2020, 8 €• La Souveraineté adamique, Éditions Amsterdam, 2022, 18 €